Paul-Louis Courier

Cronista, panflettista, polemista
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prec A sa femme de Paris le 3 janvier 1816 A sa femme A sa femme de Tours le 28 janvier 1816 Suiv

A Madame
Madame Courier
Rue des 4 Fils n°15
A Paris
Indre-et-Loire
Samedi matin 27 janvier 1815.

J Convoi funéraire Convoi funéraire
 
e ne t’ai pas écrit plus tôt parce que j’ai toujours couru depuis ton départ ; d’ailleurs, s’il faut que je te l’avoue, j’étais fort tenté de t’aller joindre et de planter là les affaires qui m’assomment au-delà de toute expression. Mais la raison l’a emporté et je reste jusqu’à ce que j’aie sabré les articles les plus importants. C’est une affaire de peu de jours. Je vais tâcher de découvrir une maison pour nous nicher, ou si je ne la trouve pas, je laisserai mes instructions à quelques notaires de campagne, qui m’écriront à Paris. Personne ne me paye, c’est un accord parfait de tout le monde de ne point donner d’argent. Le clerc, tu t’en souviens n’a point donné ce qu’il avait promis et qu’il devait me compter hier. Vaslin se moque de moi ; les fermiers ne m’écoutent pas ; tout ce monde-là est accoutumé à me payer quand il leur plaît et ils ne peuvent concevoir que j’aie besoin d’argent. C’est grand dommage que tu aies donné au receveur ces deux mille cinq cents francs ; cela va nous gêner toute l’année. Mes marchands de bois m'ont promis de m'apporter aujourd'hui les 50 000F, mais je n'ai garde d'y compter. Il faudra en venir aux coups, c'est-à-dire aux assignations. Ils seront bien étonnés, car jamais je n'ai fait rien de pareil. Mais je vais les étonner bien plus en leur demandant en justice des dédommagements pour l'exécrable massacre qu'ils ont fait de mon pauvre bois. Je comprends maintenant pourquoi mon père avait toujours quelques procès ; c'était pour ne se pas laisser manger la laine sur le dos. Moi je suis tombé dans l'autre excès et on me dévore depuis vingt-cinq ans. Croirais-tu bien que d'une pièce de 14 arpents de bois il ne m'en reste plus que six. Les huit autres sont passés du côté de mes voisins. Il y a des morceaux plus petits qui ont disparu entièrement. On sait seulement par tradition que je dois avoir là quelque chose. J'ai fait toutes ces découvertes dans l'énorme fatras des papiers de mon père. On ne me croyait pas homme à mettre le nez là-dedans. J'ai fait bien d'autres découvertes. Par exemple, je croyais mes fermes au même prix que du temps de mon père ; cela me donnait de l'humeur. Le fait est qu'elles sont beaucoup plus bas ; il en est résulté cependant une sorte de bien, en ce que les fermiers, se regardant comme chez eux ont beaucoup amélioré le fonds. Un seul m'a défriché sans en être prié six arpents de terre qui autrefois étaient incultes et inutiles. Un autre a bâti une grange. Aussi me garderai-je bien de les dégoûter par des augmentations trop fortes. Je veux seulement les engager à me faire meilleure part de mon bien.
Je te conseille fort de ne voir que ta mère et ta tante ; le reste ne te convient point. La conduite de madame Montgolfier n’est pas du tout ce qu’il faudrait. Mais si je la blâme ce n’est pas du tout par les mêmes raisons que ta mère. Ta mère ne lui en veut qu’à cause des Langlois1 ; c’est une petite jalousie. Madame Montgolfier voudrait se ménager les deux maisons, c’est une politique assez mal entendue. Au reste je n’approuve guère qu’on dise tant de mal des Langlois et qu’on montre pour eux tant de haine en continuant à les voir. L’envie est selon moi la plus basse des passions. Tâche de t’en garder toute ta vie.
J’aurai soin de retirer tes lettres ou de les faire envoyer. Console-toi de nos dépenses, qui à dire vrai sont diaboliques. Nous lourons notre appartement dans cinq ou six mois et viendrons habiter une campagne où tu reprendras ton beau teint. Tu ne me marques point si ta mère t’a payée. J’ai bien peur qu’on ne te fasse quelque compte d’apothicaire. Défends ton argent je t’en prie, car tu vois où nous en sommes. Je dépense peu ici. Mon voyage à Luynes où je suis demeuré six jours, m’a coûté en tout 19F.
Tu as grande raison de penser que nous devons pour quelque temps nous caser à la campagne. Il le faut pour nos affaires qui demandent ma présence pendant plusieurs mois ; il le faut pour ta santé ; il le faut pour l’économie. Nous allons payer cette année plus de 2000F d’impôts. Une fois établis à la campagne, nous serons tranquilles. Nous n’irons à Paris que quand nous y pourrons rester sans nous gêner ; et nous en décamperons quand nous voudrons. Des gens plus riches que nous prennent ce parti-là. Je vais me rendre à Paris dès que j’aurai de l’argent. Je veux achever mon Âne d’abord et puis nous songerons à louer notre appartement, acheter quelques meubles pour apporter ici, et faire transporter le tout par eau. Au reste nous y penserons. Tes lettres sont charmantes et me font un extrême plaisir. Tous les détails sont pour moi sans prix. Je ne puis t’en rendre autant, parce que je suis trop en l’air. Il m’a fallu interrompre vingt fois cette lettre-ci pour courir après des gens que je ne trouve point. J’ai vu les Desnœuds, ils garderont ton chapeau et ta boîte.
Le garde t’a apporté aujourd’hui un lièvre. Les Desnœuds n’ont fait partir qu’aujourd’hui ma lettre à ce M. Duplesssis , lettre qu’ils ont depuis huit jours. Voilà comme tout se fait en province.
Voici la nouvelle de Luynes. Le curé allait avec un mort. Un homme venait avec son cheval. Le curé leur crie de s'arrêter. Ils n’en ont souci, et passent outre, sans ôter leur chapeau. Note bien. Le prêtre se plaint. Six gendarmes s'emparent du paysan, l'emmènent lié et garrotté entre deux voleurs de grand chemin. Il est au cachot depuis trois semaines, et depuis autant de temps sa famille se passe de pain2.
Autre nouvelle du même pays. Le curé a défendu de boire pendant la messe. Tous les cabarets à cette heure doivent être fermés. Le maire y tient la main. L'autre jour mon ami Bourdon, honnête cabaretier, s'avise de donner à déjeuner à son beau-frère. Or c'était dimanche et on disait la messe. Le maire arrive, les voit, et les met à l'amende qu'ils ont très bien payée. Mais voici bien pis. Le curé a défendu aux vignerons, qui voulaient célébrer la fête de Saint Vincent leur patron, d'aller ce jour-là au cabaret. J'ai vu le curé et je lui ai dit : vous avez bien raison. C’est une chose horrible d'aller au cabaret, un jour de fête surtout. Et vous faites très bien, vous M. le curé, de ne jamais vous griser qu'en bonne compagnie dans le courant de la semaine. Cependant raisonnons, s'il vous plaît. Saint Vincent aime les vignerons, puisqu'il est leur patron. Aimant les vignerons, il doit aimer la vigne, et par conséquent le vin, et aussi le cabaret. Car tout cela se suit. Comment donc trouve-t-il mauvais que le jour de sa fête on aille au cabaret ? Il n'a su que me répondre.
Je te conte des balivernes, l'heure de la poste arrive. Adieu.


[1] Fils de l'orfèvre pontoisien Hyacinthe Langlois, Hyacinthe Langlois (1766-1835) était libraire et éditeur à Paris depuis le 1er octobre 1812.  Note1
[2] Jacques Beaudenom de La Maze ou Delamaze (1781-1848) était notaire à Paris depuis mai 1814.  Note2

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