Paul-Louis Courier

Courrierist, lampooner, polemist
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prec [Sans mention] A M. Jamin - 1806 A M. Klewanski [Sans mention] de Monteleone - juin 1806 Suiv

Tarente, le 10 juin 1806

M onsieur, J’ai eu de vos nouvelles par M. Dalayrac. Je sais que vous êtes encore à Toulouse, et je m'en félicite dans l'espoir de vous y revoir quelque jour, car j'irai à Toulouse si je retourne en France1. Deux amis dans le même pays m'attireront par une force que rien ne pourra balancer. Mais en attendant, j'espère que vous voudrez bien m'écrire et renouveler un commerce trop longtemps interrompu, commerce dont tout le profit, à vous dire vrai, sera pour moi, car vous vivez en sage et cultivez les arts. Sachant unir, selon le précepte, l'utile avec l'agréable, toutes vos pensées sont comme infuses de l'un et de l'autre. Mais moi qui mène depuis longtemps la vie de Don Quichotte, je n'ai pas même comme lui des intervalles lucides. Mes idées sont toujours plus ou moins obscurcies par la fumée de mes canons. Vous, observateur tranquille, vous saisissez et notez tout, tandis que je suis emporté dans un tourbillon qui me laisse à peine discerner les objets. Vous me parlerez de vos travaux, de vos amusements littéraires, de vos efforts unis à ceux d'une société savante2 pour hâter les progrès des lumières, et ralentir la chute du goût. Moi, de quoi pourrai-je vous entretenir ? de folies tantôt barbares, tantôt ridicules, auxquelles je prends part sans savoir pourquoi. Tristes farces, qui ne sauraient vous faire qu'horreur et pitié, et dans lesquelles je figure comme acteur du dernier ordre.
Agrigente
Agrigente
Toutefois, il n’est rien dont on ne puisse faire un bon usage. Ainsi, professant l’art de massacrer, comme l'appelle La Fontaine, j'en tire parti pour une meilleure fin, et d'un état en apparence ennemi de toute étude, je fais la source principale de mon instruction en plus d'un genre. C'est à la faveur de mon harnois que j'ai parcouru l'Italie, et notamment ces provinces-ci, où l'on ne pouvait voyager qu'avec une armée. Je dois à ces courses des observations, des connaissances, des idées que je n'eusse jamais acquises autrement ; et ne fût-ce que pour la langue, aurais-je perdu mon temps en apprenant un idiome composé des plus beaux sons que j'aie jamais entendu articuler ? Il me manque à présent d'avoir vu la Sicile. Mais j'espère y passer bientôt et aller même au-delà. Car ma curiosité entée sur l'ambition des conquérants devient insatiable comme elle. Ou plutôt c'est une sorte de libertinage, qui, satisfait sur un objet, vole aussitôt vers un autre. J'étais épris de la Calabre, et quand tout le monde fuyait cette expédition, moi seul j'ai demandé à en être. Maintenant je lorgne la Sicile, je ne rêve que des prairies d'Enna et des marbres d'Agrigente, car il faut vous dire que je suis antiquaire, non des plus habiles, mais pourtant de ceux qu'on attrape le moins. Je n'achète rien, j'imite le comte de Haga3, chi tutto vede, poco compra e mena paga4 . Cette épigramme, ou cette rime, fut faite par les Romains, le plus malin peuple du monde, contre le roi de Suède, qui passait chez eux sous le nom de comte de Haga. Je n'emporterai de l'Italie que des souvenirs et quelques inscriptions.
Port de Tarente
Port de Tarente
C'est tout ce que l'on trouve ici. Tarente a disparu, il n'en reste que le nom, et l'on ne saurait même où elle fut, sans les marmites dont les débris à quelque distance de la ville actuelle, indiquant la place de l'ancienne. Vous rappelez-vous à Rome Monte Testaccio (qui vaut bien Montmartre), formé en entier de ces morceaux de vases de terre qu'on appelait en latin testa, ce que je puis vous certifier, ayant été dessus et dessous. Eh bien, Monsieur, on voit ici, non pas un Mont Testaccio, mais un rivage composé des mêmes éléments, un terrain fort étendu sous lequel en fouillant on rencontre, au lieu de tuf, des fragments de poteries, dont la plage est toute rouge. La côte qui s'éboule en découvre des lits immenses. J'y ai trouvé une jolie lampe, rien n'empêche que ce soit celle de Pythagore. Mais dites-moi, de grâce, qu'était-ce donc que ces villes dont les pots cassés forment des montagnes ? Ex ungue leonem5. Je juge des anciens par leurs cruches, et ne vois chez nous rien d'approchant.
Prenez garde cependant qu'on ne connaissait point alors nos tonneaux, les cruches en tenaient lieu ; partout où vos traducteurs disent un tonneau, entendez une cruche. C'était une cruche qu'habitait Diogène, et le cuvier de La Fontaine est une cruche dans Apulée6 . Dans les villes comme Rome et Tarente, il s'en faisait chaque jour un dégât prodigieux, et leurs débris, entassés avec les autres immondices ont sans doute produit ces amas que nous voyons. Que vous semble, monsieur, de mon érudition ? Vous seriez-vous imaginé qu'il y eût tant de cruches autrefois, et que le nombre en fût diminué ?
Fontaine de Blandusia
Fontaine de Blandusia
Je vois tous les jours le Galèse, qui n'a rien de plus merveilleux que notre rivière des Gobelins, et mérite bien moins l'épithète de noir, que lui donne Virgile. Quia niger humectat flaventia culta Galesus7. Au reste les moissons sur les bords ne sont plus blondes, mais blanches ; car c’est du coton qu’on y recueille. Le dulce pellitis ovibus Galesi8 est devenu tout aussi faux, car on y voit pas un mouton. Je crois que le nom de ce fleuve a fait sa fortune chez les poètes qui ne se piquent pas d'exactitude, et pour un nom harmonieux donneraient bien d'autres soufflets à la vérité. Il est probable que Blanduse9, à quelques milles d'ici, doit aux mêmes titres sa célébrité, et sans le témoignage de Tite-Live, je serais tenté de croire que le grand mérite de Tempé10 fut d'enrichir les vers de syllabes sonores. On a remarqué il y a longtemps, que les poètes vantent partout Sophocle, rarement Euripide, dont le nom n'entrait guère dans les vers sans rompre la mesure. Telle est leur bonne foi entre eux. Pour flatter l'oreille et gagner ce juge superbe, comme ils l'appellent, rien ne leur coûte ; aussi, quand Horace nous dit qu'il faut à tout héros pour devenir immortel, un poète, il devrait ajouter : et un nom poétique. Car à moins de cela, on n'en inscrit qu'en prose au temple de Mémoire. Et c'est le seul tort qu'ait eu Childebrand.
Lorsque vous m'écrirez, Monsieur, dites-moi s'il vous plaît une chose : allez-vous toujours prendre l'air le soir, dans cette saison-ci par exemple, sous ces peupliers au bord du canal ? Ah ! quelles promenades j'ai faites en cet endroit-là ! Quelles rêveries quand j'y étais seul ! et avec vous quels entretiens ! d'autant plus heureux alors que je sentais mon bonheur. Les temps sont bien changés, pour moi du moins. Mais quoi, nul bien ne peut durer; toujours, c'est beaucoup d'avoir le souvenir de pareils instants et l'espoir de les voir renaître. Un jour, et peut-être plus tôt que nous le croyons, vous et moi, nous nous retrouverons ensemble au pied de ces pauvres Phaétuses11 . Saluez-les un peu de ma part, et donnez-moi bientôt, je vous prie, de leurs nouvelles et des vôtres.
J’ai l’honneur d’être, Monsieur, etc.

Courier
Chef d’escadron d’artillerie
Armée de Naples


[1] Cette promesse de Courier ne fut pas tenue.  Note1
[2] Il s’agit de l’Athénée, société installée à Toulouse, dont l’objet était de s’occuper de travaux littéraires et artistiques.  Note2
[3] Gustave III (1746-1792). Il avait pris le pseudonyme de Haga, du nom du grand parc qui se trouve à Stockholm et qu’il avait acheté. Partisan des Lumières, ce prince s’empara du pouvoir en Suède en août 1772. Grand amateur d’art, lettré, très sensible à la culture française et au rayonnement de celle-ci sur l’Europe, il fut assassiné dans son propre palais.  Note3
[4] Qui regarde tout, achète peu et paie moins encore.  Note4
[5] Le lion se reconnaît à ses griffes.  Note5
[6] Lucius Apulée. Auteur, entre autres, de l’Âne, que Courier traduisit.  Note6
[7] A l’endroit où le noir Galèse arrose les blondes cultures. (Virgile, Géorgiques, IV).  Note7
[8] La douce peau dont on revêt les brebis du fleuve Galèse (Horace, Odes, II, VI). La laine de ces brebis étant précieuse, on la protégeait d’une peau.  Note8
[9] Il s’agit de la fontaine de Blandusia, célébrée dans ses Odes par Horace.  Note9
[10] Vallée entre les monts Olympe et Ossa. Il y poussait les lauriers dont on couronnait les vainqueurs des Jeux Pythiques organisés en l’honneur d’Apollon.  Note10
[11] Une seule des trois s’appelait Phaétuse. Ses sœurs Lampétie et Phabé et Phaétuse étaient connues sous le nom d’Héliades car elles étaient filles du soleil et nymphes ; elles vivaient dans les eaux du fleuve Eridan. Elles furent changées en peupliers.  Note11

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