Paul-Louis Courier

épistolier, pamphlétaire, helléniste
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prec Lettre à sa mère du 6 octobre 1793 A M. Klewanski Lettre à M. Klewanski du 8 janvier 1799 Suiv

A Toulouse

Lyon, le 14 frimaire an 7 (4 décembre, 1798).

S i jamais lettre m'a fait plaisir, c'est celle que: j'ai reçue de vous, Monsieur, et si jamais j'ai maudit le vacarme de Paris, les affaires, les plaisirs, les voyages, c'est lorsqu'ils m'ont ôté le repos et la liberté d'esprit que j'ai toujours désirés pour m'entretenir avec vous. Votre aimable lettre me fut remise à Rennes peu de jours avant mon départ, et je l'emportai à Paris, où je comptais y répondre croyant qu'il ne me faudrait pour cela que de l'encre et du papier. Ce fut le temps qui me manqua, chose rare en ce pays-là où on en perd plus qu'ailleurs.
Lyon
Lyon
De Paris je suis venu ici où les premiers moments que je puis arracher à des affaires odieuses et à des conversations humiliantes pour un homme accoutumé à causer avec vous, je les emploie, non à vous répondre (c'est un plaisir que je ne puis goûter à mon aise et sans distractions), mais à vous apprendre que je m'y prépare, que bientôt je me verrai hors de l'enfer que je traverse et qu'alors mes lettres, loin de se faire attendre, provoqueront les vôtres et vous importuneront peut-être. Si cette phrase est embrouillée, vous saurez bien certainement y démêler ma pensée qui est : que rien au monde ne peut me faire plus de plaisir qu'une correspondance comme la vôtre, qui en flattant mon amour-propre, εύφραίνει ψυχήν1 autant par la satisfaction que j'éprouve à recevoir de vos nouvelles, que par le souvenir des heures agréables que j'ai passées dans votre entretien.
J'aime fort le récit que vous me faites de vos courses dans les Pyrénées ; mais pourquoi faut-il que l'idée de ce charmant voyage vous soit venue si tard ? Je ne vous cacherai pas que d'abord je vous en ai voulu un peu d'avoir attendu, pour aller à Bagnères que j'en fusse revenu, et, qui pis est, hors d'état d'y retourner avec vous. Mais il m'en coûtait trop de me plaindre longtemps de vous, et je vous eus bientôt pardonné en faveur de votre lettre, de vos observations, et du plaisir que j'ai à me vanter que tout cela m'est adressé. Ainsi je m'en prends à mon étoile, et j'accuse les dieux qui, pour quelques raisons que nous ignorons; ne veulent pas apparemment nous voir ensemble si près d'eux, non plus que Castor et Pollux. C'est tout ce que je veux vous dire quant à présent sur cet article, me réservant à payer bientôt vos descriptions des Pyrénées, d'une histoire de mes voyages, accidents, fortunes diverses depuis Rennes jusqu'à Rome, où je vais par ordre- du ministre. Je pars demain matin en même temps que cette lettre, et peut-être quand vous la lirez, sublimi feriam sidera vertice, tandis que Jupiter hibernas cana nive conspuet Alpis2 c'est-à-dire que je grimperai sur le mont Cenis.
Milan
Milan en 1799
Me pardonnerez-vous toutes ces citations et suis-je excusable en effet de vous envoyer une misérable rapsodie brodée ou bordée de la pourpre d'Horace, au lieu d'une lettre décente que je vous devais et que j'avais dessein de vous écrite pour vous remercier de la vôtre, pour justifier mon silence et pour vous bien prier de ne pas me punir en m'imitant ? Mais sachez Monsieur que je vous écris Debout sur un seul pied.stans pede in uno3 dans une maudite auberge, entouré de bruit et d'importuns ; est-ce dans une pareille situation de corps et d'esprit qu'on peut causer avec vous? Aussi serait-ce un pur hasard s'il se trouvait dans ce griffonnage quelque chose qui eût le sens commun, à moins que ce ne soit l'assurance de l'attachement que je vous ai voué.
Je compte (moi qui devrais avoir appris à ne compter sur rien) rester à Milan cinq où six semaines. J'inonderai 1e premier papier qui me tombera sous la main d'un déluge d'observations dont je charge pour vous ma mémoire depuis que j'ai reçu votre lettre. Lectures, voyages; spectacles, bals, auteurs, femmes, Paris, Lyon, les Alpes, l'Italie, voilà l'Odyssée que je vous garde, mes lettres vous pleuvront. Une page pour une ligne, et dans peu vous en aurez haut comme cela, c'est-à-dire par-dessus la tête. J'espère bien recevoir des vôtres à Milan, sans quoi je vous croirai fâché, et fâché injustement, car il est très vrai que depuis mon départ de la Bretagne je n'ai pu jusqu'à ce moment ni trouver, ni même espérer un peu de repos pour vous écrire, et que je n'ai cessé d'y songer.
J’ai l’honneur d’être Monsieur, votre très humble et obéissant serviteur.

Courier
Offr d’artillerie,
Poste restante à Milan


[1] Réjouit mon âme.  Note1
[2] Je frapperai les astres de mon front tandis que Jupiter recouvrira les Alpes d’une blanche neige hivernale. (Horace, in Satires II, 5, 41).  Note2
[3] Debout sur un seul pied.  Note3

trait

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