Paul-Louis Courier

épistolier, pamphlétaire, helléniste
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Véretz, le 18 octobre 18191

Monsieur,

L e hasard m’a fait tomber entre les mains une lettre d’un procureur du roi à un commandant de gendarmes. Et voici la copie, sauf les noms que je supprime.
Monsieur le commandant, veuillez faire arrêter et conduire en prison un tel de tel endroit.
Voilà toute la lettre. Je crois, si vous l’imprimez, qu’on vous en saura gré. Le public est intéressé dans une pareille correspondance ; mais il n’en connaît d’ordinaire que les résultats. Ceci est bref, concis ; c’est le style impérial, ennemi des longueurs et des explications. Veuillez mettre en prison, cela dit tout. On n’ajoute pas : car tel est notre plaisir. Ce serait rendre raison, alléguer un motif ; et, en style de l’Empire, on ne rend raison de rien. Pour moi, je suis charmé de ce petit morceau2.
Quelqu’un pourra demander (car on devient curieux, et le monde s’avise de questions maintenant qui ne se faisaient pas autrefois), on demandera peut-être combien de gens en France ont le droit ou le pouvoir d’emprisonner qui bon leur semble, sans être tenus de dire pourquoi. Est-ce une prérogative des procureurs du roi et de leurs substituts ? Je le croirais, quant à moi. Ces places sont recherchées ; ce n’est pas pour l’argent. On en donnait jadis, on en donnait beaucoup pour être procureur du roi. Fouquet vendit sa charge dix-huit cent mille francs, cinq millions d’aujourd’hui, et elles coûtent à présent bien plus que de l’argent. Ce qu’achètent si chers d’honnêtes gens, c’est l’honneur (l’honneur seul peut flatter un esprit généreux), ce sont les privilèges attachés à ces places. En est-il en effet de plus beau, de plus grand que celui de pouvoir dire : Gendarmes, qu’on l’arrête, qu’on le mène en prison. Cela ne sent point du tout le robin, l’homme de loi. On ne voit rien là-dedans de ces lentes et pesantes formalités de justice que le cardinal de Retz reproche, avec tant de raison, à la magistrature, et qui, tant de fois, le firent enrager, comme lui-même le raconte.
Il ne se plaindrait pas maintenant : tout a changé au-delà même de ce qu’il eût pu désirer alors. Notre jurisprudence, nos lois sont prévôtales3  ; nos magistrats aussi doivent être expéditifs et le sont. Vite, tôt ; emprisonnez, tuez ; on n’aurait jamais fait, s’il fallait tant d’ambages et de circonlocutions. Tout chez nous porte empreint le caractère de ce héros, le génie du pouvoir, qui faisait en une heure une constitution, en quelques jours un code pour toutes les nations, gouvernait à cheval, organisait en poste, et fonda, en se débottant, un empire qui dure encore.
Tout bien considéré, le parti le plus sûr, c’est de respecter fort les procureurs du roi et leurs substituts et leurs clercs ; de les éviter, de fuir toute rencontre avec eux, tout démêlé ; de leur céder non seulement le haut du pavé, mais tout le pavé, s’il se peut. Car enfin, on le sait, ce sont des gens fort sages, qui ne mettent en prison que pour de bonnes raisons, exempts de passions, calmes, imperturbables, des hommes éprouvés sous le grand Napoléon, qui, cent fois dans le cours de sa gloire passée, tenta leur patience et ne l’a point lassée4. Mais ce ne sont pas des saints ; ils peuvent se fâcher. Un mot, avec paraphe, le commandant est là. Veuillez… et aussitôt gendarmes de courir, prison de s’ouvrir ; quand vous y serez, la charte ne vous en tirera pas. Vous pourrez rêver à votre aise la liberté individuelle. Non, respectons les gens du roi, ou les gens de l’empereur, qui happent au nom du roi. C’est le conseil que je prends pour moi, et que je donne à mes amis.
Mais je me suis trompé, Monsieur, je m’en aperçois ; ce n’est pas là toute la lettre du procureur du roi : avec ce que je vous ai transcrit, il y a quelque chose encore. Il y a d’abord ceci : Le procureur du roi, à M. le commandant de la gendarmerie. Monsieur le commandant ; et puis, j’ai l’honneur d’être, Monsieur le commandant, avec considération, votre très humble et très obéissant serviteur.
Le tout s’accorde parfaitement avec veuillez mettre en prison. Veuillez, c’est comme on dit : faites--moi l’amitié, obligez-moi de grâce, rendez-moi ce service, à la charge d’autant. Je suis votre serviteur, cela s’entend. Il est serviteur du gendarme, qui, au besoin, sera le sien ; ils sont serviteurs l’un de l’autre, contre l’administré qui les paie tous deux ; car l’homme qu’on emprisonne est un cultivateur. C’est un bon paysan qui a déplu au maire en lui demandant de l’argent. Celui-ci, par le moyen du procureur du roi, dont il est serviteur, a fait juger et condamner l’insolent vilain, que ledit procureur du roi, par son serviteur, le gendarme, a fait constituer ès prisons. C’est l’histoire connue ; cela se voit partout.
Oh ! que nos magistrats donnent de grands exemples ! quelle sévérité ! quelle rigidité ! quelle exactitude scrupuleuse dans l’observation de toutes les formes de la civilité ! Celui-ci peut-être oublie dans sa lettre quelque chose, comme de faire mention d’un jugement, mais il n’oublie pas le très humble serviteur, l’honneur d’être, et le reste, bien plus important que le jugement ; et tout, pour monsieur le gendarme. Au bourreau, sans doute, il écrit : Monsieur le bourreau, veuillez tuer, et je suis votre serviteur. Les procureurs du roi ne sont pas seulement d’honnêtes gens ; ce sont encore des gens fort honnêtes. Leur correspondance est civile comme les parties de monsieur Fleurant. Mais on pourrait leur dire aussi comme le malade imaginaire ; ce n’est pas tout d’être civil5, ce n’est pas tout pour un magistrat d’être serviteur des gendarmes ; il faudrait être bon, et ami de l’équité.


[1] Lettre parue le 26 octobre 1819  Note1
[2] Cf. Molière, le Misanthrope, acte I, scène 2  Note2
[3] La seconde Restauration avait créé des « cours prévôtales » en 1815, juridictions exceptionnelles établies pour juger sommairement les délits politiques. Elles œuvrèrent jusqu’en 1817. Le jugement rendu était sans appel et la sanction applicable sur-le-champ.  Note3
[4] Allusion à deux vers de Racine, dans Britannicus, acte IV, scène 4  Note4
[5] Ce n’est pas tout d’être civil, Molière, le Malade imaginaire, acte I, scène 1.  Note5

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