Paul-Louis Courier

épistolier, pamphlétaire, helléniste
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prec Lettre au général Darancey de Livourne - 1808 [Sans mention][1] Lettre sans mention de Milan - février 1809 Suiv

Milan ...janvier 1809


J Marianna Dionigi Marianna Dionigi
 
'ai reçu, Madame, vos deux lettres adressées l'une à Livourne, l'autre ici, avec le programme du bel ouvrage que vous destinez au public[2]. Je vous en demanderais pour moi un exemplaire, si je savais où le mettre, si j'avais un cabinet. Mais j'habite les grands chemins, et ce qui ne peut entrer dans une valise n'est pas fait pour moi. Comptez cependant que je ne négligerai rien pour vous procurer de nouveaux souscripteurs. Cela me serait difficile ici, je ne connais personne ; mais à Paris, je suis un peu plus répandu, et je pourrai là, quand j'y serai, c'est-à-dire bientôt, vous servir d'autant mieux que j'y trouverai force gens à qui votre nom est connu. Vous avez bien sans doute ici des admirateurs ; mais comment les rencontrerai-je, si je ne vois pas une âme ? M. Lamberti, qui tient de vous la même mission, la prêchera beaucoup mieux, et annoncera aux Lombards les merveilles de vos œuvres, non pas avec plus de zèle, mais avec plus de succès que je ne pourrais faire.
Pour la traduction de votre Perspective[3], c'est mon affaire, et le titre de votre interprète me plaît et m'honore également. J'y avais déjà mis la main, comme je crois vous l'avoir marqué ; mais je ne sais si je pourrai retrouver dans une foule de papiers ce que j'en avais ébauché. Si cela s'est perdu, j'y ai peu de regret ; car à présent je suis convaincu que pour faire cette version d'une manière digne de vous, il faut que j'y travaille avec vous. C'est un bonheur que j'aurai, si Dieu me fait vivre, cet automne. Car voici mon plan pour l'année courante, sauf les événements. Je vais en France donner un coup d'œil à mes affaires. Je passerai là la saison des grandes chaleurs, et, au départ des hirondelles, le désir de vous voir et de vous traduire me fera repasser les monts e non sentir l'affanno[4].
Je ne suis plus soldat. J'ai demandé d'abord, mais je n'ai pu obtenir qu'on m'envoyât en Espagne. J'espérais voir en passant la fumée de ma chaumière. J'ai voulu depuis avoir un congé pour des intérêts très pressants. On me l'a refusé de même et je donne ma démission. Je ne pouvais guère, ce me semble, quitter de meilleure grâce, ni plus à propos, un métier dans lequel il ne faut pas vieillir. Dès que les neiges des Alpes seront un peu fondues, je partirai pour Paris. Mais c'est bien à regret, je vous assure, que je tourne le dos à l'Italie, et je ne resterai là-bas que le temps qu'il faudra pour m'arranger de manière à n'y revenir de si tôt. Car désormais, Madame, ce n'est qu'en Italie que je trouve de la douceur à vivre. L'inclination, comme vous savez, se moque de la nature, ou plutôt devient une seconde nature. La patrie est où l'on est bien, où on a des amis comme vous ; et si mon bonheur est à Rome, il est clair que je suis Romain. Ceci a un air de raisonnement. Mais soit raison ou autre chose, je ne puis plus vivre que dans le beau pays ove il si suona[5].
Buste de Giuseppe Bossi par Camillo Pacetti. Buste de Giuseppe Bossi par Camillo Pacetti.
 
J'ai vu à Pise M. le professeur Santi[6], qui m'a fort prié de vous présenter son respect. Lamberti me donne la même commission : il achève un très-beau livre qui sera dédié et présenté à l'empereur. C'est un Homère savamment revu et corrigé par lui, Lamberti, et imprimé par Bodoni[7].
Il y a ici un peintre que vous connaissez, Madame ; qui du moins se vante de vous connaître. Il se nomme Monsieur Bossi[8] et copie maintenant pour le gouvernement la fameuse Cène de Léonard, entreprise qui demandait un homme à talent. Ce Léonard ne se laisse pas copier à tout le monde ; mais pour comprendre le mérite de ce que fait Bossi, il faut voir comment il a su rétablir dans sa copie les parties de la fresque détruites par le temps, et elles sont considérables. Ma foi, sans lui nous n'aurions qu'une idée bien imparfaite de ce beau tableau, dont il ne reste presque rien, et qui allait être dans peu totalement perdu. Mais comment retrouve-t-on une peinture effacée ? Voilà ce qui vous surprendrait. Il a découvert je ne sais où les cartons et les études de Léonard même. Pour la couleur il s'est aidé de certaines copies faites dans le temps que l'original était entier. Bref, c'est comme une nouvelle édition de la Cène. N'aimez-vous pas mieux, Madame, cet ancien chef-d'œuvre ainsi reproduit, que tant de nouveaux tableaux tout au plus médiocres ? Quant à moi, cela me plaît fort, et je voudrais quelque chose de semblable pour vos belles fresques de Rome, où l'on ne voit tantôt plus rien.
J'ai assisté à une grande lecture de poésie. C'était encore Homère et traduit par Monti. Je pensais vraiment en rendre compte à Mademoiselle Henriette ; mais à elle je ne puis lui parler que d'elle-même, au risque toutefois d'un peu de désordre dans mes idées. Si je m'embrouille, après tout, je n'étonnerai personne, étant coutumier du fait, soit que je parle à elle ou d'elle ; enfin je veux lui demander des nouvelles de ses mains, que je me figure à présent bien maltraitées par le froid. C'est un cruel mal que ces geloni[9], comme vous les appelez. Ces tyrans de Sicile ne respectent rien ! Voyez-vous, Madame ? déjà je commence à déraisonner. Le mieux sera, je crois, que je m'en tienne là et que je finisse en vous assurant de mon très humble respect.


[1] Sautelet indique « A Madame Dionigi, à Rome… le 22 mars ».  Note1
[2] Il s’agit de Viaggi in alcune città del Lazio che diconsi fondate dal Re Saturno, qui sera publié à Rome en 1809.  Note2
[3] Le Traité de la perspective, publié en 1808, avec pour titre original : La Prospettiva e rigole di paesaggio qui lui permit d’être admise à l’Académie de saint-Luc. Courier s’était aventureusement engagé à traduire cette œuvre. Il ne le fit pas faute de temps.  Note3
[4] Sans ressentir d’essoufflement.  Note4
[5] Citation reprise du chant 33 (79-80) de L’Enfer de Dante :
Ahi Pisa vituperio delle genti
del bel paese là dove 'l
suona…
Ah ! Pise, opprobre des hommes
du beau pays
où le sì résonne…  Note5
[6] En réalité Santini. Né en Toscane le 30 janvier 1787, Giovanni Sante Gaspero Santini est un astronome et mathématicien réputé. Il est mort à Padoue, le 26 juin 1877.  Note6
[7] Né en 1740 à Saluce (Piémont), Jean-Baptiste Bodoni est un typographe célèbre. Vers 1790, grâce à l’appui du chevalier d’Azara, il crée une imprimerie à Rome d’où sortiront de remarquables éditions (Homère, Le Tasse, Anacréon, Horace, Virgile…). Il meurt à Parme le 30 novembre 1813.  Note7
[8] Né le 11 août 1777 à Busto Arsizio (Lombardie) Giuseppe Bossi est surtout connu comme peintre. Il est l'une des plus importantes figures du néoclassicisme de Lombardie. Il est mort à Milan le 9 novembre 1815. Préparant son ouvrage L’Histoire de la peinture en Italie dont il offrira un exemplaire dédicacé à Courier en 1821, Stendhal vit sa copie de la Cène et la jugea bien inférieure à l’original de Léonard de Vinci.  Note8
[9] Engelures.  Note9

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