Paul-Louis Courier

épistolier, pamphlétaire, helléniste
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prec Lettre IV Lettre V au rédacteur du Censeur Lettre VI Suiv

Véretz, le 12 novembre 18191

Monsieur,

D ans ces provinces, nous avons nos bandes noires2 , comme vous à Paris, à ce que j’entends dire. Ce sont des gens qui n’assassinent point, mais ils détruisent tout. Ils achètent de gros biens pour les revendre en détail, et de profession décomposent les grandes propriétés. C’est pitié de voir quand une terre tombe dans les mains de ces gens-là ; elle se perd, disparaît. Château, chapelle, donjon, tout s’en va, tout s’abîme. Les avenues rasées, labourées de çà, de là, il n’en reste pas trace. Où était l’orangerie s’élève une métairie, des granges, des étables pleines de vaches et de cochons. Adieu bosquets, parterres, gazons, allées d’arbrisseaux et de fleurs ; tout cela morcelé entre dix paysans : l’un y va fouir des haricots, l’autre de la vesce. Le château, s’il est vieux, se fond en une douzaine de maisons qui ont des portes et des fenêtres ; mais ni tours, ni créneaux, ni ponts-levis, ni cachots, ni antiques souvenirs. Le parc seul demeure entier, défendu par de vieilles lois, qui tiennent bon contre l’industrie ; car on ne permet pas de défricher les bois, dans les cantons les mieux cultivés de la France, de peur d’être obligé d’ouvrir ailleurs des routes et de creuser des canaux pour l’exploitation des forêts. Enfin, les gens dont je vous parle se peuvent nommer les fléaux de la propriété. Ils la brisent, la pulvérisent, l’éparpillent encore après la révolution, mal voulus pour celle d’un chacun. On leur prête, parce qu’ils rendent, et passent pour exacts ; mais d’ailleurs on les hait, parce qu’ils s’enrichissent de ces spéculations ; eux-mêmes paraissent en avoir honte, et n’osent quasi se montrer. De tous côtés on leur crie : Hepp ! hepp ! Il n’est si mince autorité qui ne triomphe de les surveiller. Leurs procès ne sont jamais douteux ; les juges se font parties contre eux. Ces gens me semblent bien à plaindre, quelque succès qu’aient, dit-on, leurs opérations, quelques profits qu’ils puissent faire.
Un de mes voisins, homme bizarre, qui se mêle de raisonner, parlant d’eux l’autre jour, disait : Ils ne font de mal à personne, et font du bien à tout le monde ; car ils donnent à l’un de l’argent pour sa terre, à l’autre de la terre pour son argent ; chacun a ce qu’il lui faut, et le public y gagne. On travaille mieux et plus. Or, avec plus de travail, il y a plus de produits, c’est-à-dire plus de richesse, plus d’aisance commune, et, notez ceci, plus de mœurs, plus d’ordre dans l’état comme dans les familles. Tout vice vient d’oisiveté, tout désordre public vient du manque de travail. Ces gens donc, chaque fois que simplement ils achètent une terre et la revendent, font bien, font une chose utile ; très utile et très bonne, quand ils achètent d’un pour revendre à plusieurs ; car accommodant plus de gens, ils augmentent d’autant plus le travail, les produits, la richesse, le bon ordre, le bien de tous et de chacun. Mais lorsqu’ils revendent et partagent cette terre à des hommes qui n’avaient point de terre, alors le bien qu’ils font est grand, car ils font des propriétaires, c’est-à-dire d’honnêtes gens, selon Côme de Médicis. Avec trois aunes de drap fin, disait-il, je fais un homme de bien ; avec trois quartiers de terre il aurait fait un saint. En effet, tout propriétaire veut l’ordre, la paix, la justice, hors qu’il ne soit fonctionnaire ou pense à la devenir. Faire propriétaire, sans dépouiller personne, l’homme qui n’est que mercenaire, donner la terre au laboureur, c’est le plus grand bien qui se puisse faire en France, depuis qu’il n’y a plus de serfs à affranchir. C’est ce que font ces gens.
Mais une terre est détruite ; mais le château, les souvenirs, les monuments, l’histoire. Les monuments se conservent où les hommes ont péri, à Balbek, à Palmyre, et sous la cendre du Vésuve ; mais ailleurs, l’industrie qui renouvelle tout, leur fait une guerre continuelle. Rome elle-même a détruit ses antiques édifices, et se plaint des Barbares. Les Goths et les Vandales voulaient tout conserver. Il n’a pas tenu à eux qu’elle ne demeurât et ne soit aujourd’hui telle qu’ils la trouvèrent. Mais, malgré leurs édits portant peine de mort contre quiconque endommageait les statues et les monuments, tout a disparu, tout a pris une forme nouvelle. Et où en serait-on ? que deviendrait le monde, si chaque âge respectait, révérait, consacrait, à titre d’ancienneté, tout œuvre des âges passés, n’osait toucher à rien, défaire ni mouvoir qui que ce soit ? scrupule de madame de Harlai qui, plutôt que de remuer le fauteuil et les pantoufles du feu chancelier son grand-père, toute sa vie vécut dans sa vieille, incommode et malsaine maison. M. Marcellus chérit, dans les forêts, le souvenir des druides, et, pour cela, ne veut pas qu’on exploite aucun bois, qu’on abatte même un arbre, le plus creux, le plus caduc, tout, de peur d’oublier les sacrifices humains et les dieux teints de sang de ces bons Gaulois nos aïeux. Il défend tant qu’il peut, en mémoire du vieux âge, les ronces, les broussailles, les landes féodales, que d’ignobles guérets chaque jour envahissent. Les souvenirs, dit-on. Est-ce par les souvenirs que se recommandent ces châteaux et ces cloîtres gothiques ? Autour de nous, Chenonceaux, le Plessis-lèz-Tours, Blois, Amboise, Marmoutiers3 , que retracent-ils à l’esprit ? de honteuses débauches4, d’infâmes trahisons, des assassinats, des massacres, des supplices, des tortures, d’exécrables forfaits, le luxe et la luxure, et la crasse ignorance des abbés et des moines, et, pis encore, l’hypocrisie. Les monuments, il faut l’avouer, pour la plupart, ne rappellent guère que des crimes ou des superstitions, dont la mémoire, sans eux, dure toujours assez ; et, s’ils ne sont utiles aux arts comme modèles, ce qui se peut dire d’un petit nombre, que gagne-t-on à les conserver, lorsqu’on en peut tirer parti pour l’avantage de tous ou de quelqu’un seulement ? Les pierres d’un couvent sont-elles profanées, ne sont-elles pas plutôt purifiées, lorsqu’elles servent à élever les murs d’une maison de paysan, d’une sainte et chaste demeure, où jamais ne cesse le travail, ni par conséquent la prière ? Qui travaille prie.
Une terre non plus n’est pas détruite ; c’est pure façon de parler. Bien le peut être un marquisat, un titre noble quand la terre passe à des vilains. Encore dit-on qu’il se conserve et demeure au sang, à la race, tant qu’il y a race ; je m’en rapporte… Prenez le titre, a dit La Fontaine, et laissez-moi la rente5 . C’est, je pense, à peu près le partage qui a lieu, lorsqu’un fief tombe en roture, malheur si commun de nos jours ! Le gentilhomme garde son titre pour le faire valoir à la cour. Le vilain acquiert seulement le sol, et n’en demande pas davantage, content de posséder la glèbe à laquelle il fut attaché ; il la fait valoir à sa mode, c’est-à-dire par le travail. Or, plus la glèbe est divisée, plus elle s’améliore et prospère. C’est ce que l’expérience a prouvé. Telle terre, vendue il y a vingt-cinq ans, est à cette heure partagée en dix mille portions, qui vingt fois ont changé de mains depuis la première aliénation, toujours de mieux en mieux cultivée (on le sait : nouveau propriétaire, nouveau travail, nouveaux essais) ; le produit d’autrefois ne payerait pas l’impôt d’aujourd’hui. Recomposez un peu l’ancien fief par les procédés indiqués dans le Conservateur6, et que chaque proportion retourne du propriétaire laboureur à ce bon seigneur adoré de ses vassaux dans son château, pour être substitué à lui et à ses hoirs, de mâle en mâle, à perpétuité ; ses hoirs ne laboureront pas, ses vassaux peu. Plus d’industrie. Tout ce qui maintenant travaille se fera laquais, ou mendiant, ou moine, ou soldat, ou voleur. Monseigneur aura ses pacages et ses lods et ventes, avec les grâces de la cour. Bientôt reparaîtront les créneaux, puis les ronces et les épines, et puis les forêts, les druides de M. de Marcellus7 ; et la terre alors sera détruite.
Ils ne songent pas, les bonnes gens qui veulent maintenir toutes choses intactes, qu’à Dieu seul appartient de créer ; qu’on ne fait point sans défaire ; que ne jamais détruire, c’est ne jamais renouveler. Celui-ci, pour conserver les bois, défend de couper une solive ; un autre conservera les pierres de la carrière ; à présent, bâtissez. L’abbé de La Mennais conserve les ruines, les restes de donjons, les tours abandonnées, tout ce qui pourrit et tombe. Que l’on construise un pont du débris délaissé de ces vieilles masures, qu’on répare une usine, il s’emporte, il s’écrie : L’esprit de la révolution est éminemment destructeur8. Le jour de la création, quel bruit n’eût-il pas fait ! il eût crié : Mon Dieu, conservons le chaos.
En somme, ces gens-ci, ces destructeurs de terres, font grand bien à la terre, divisent le travail, aident à la production, et, faisant leurs affaires, font plus pour l’industrie et l’agriculture que jamais ministre, ni préfet, ni société d’encouragement sous l’autorisation du préfet. Le public les estime peu. En revanche, il honore fort ceux qui le dépouillent et l’écrasent ; toute fortune faite à ses dépens lui paraît belle et bien acquise.
Voilà ce que me dit mon voisin. Mais, moi, tous ces discours me persuadent peu. Je ne suis pas né d’hier, et j’ai mes souvenirs. J’ai vu les grandes terres, les riches abbayes ; c’était le temps des bonnes œuvres. J’ai vu mille pauvres recevoir mille écuelles de soupe à la porte de Marmoutiers. Le couvent et les terres vendues, je n’ai plus vu ni écuelles, ni soupes, ni pauvres, pendant quelques années, jusqu’au règne brillant de l’empereur et roi, qui remit en honneur toute espèce de mendicité. J’ai vu jadis, j’ai vu madame la duchesse9, marraine de nos cloches, le jour de Sainte-Andoche10, donner à la fabrique cinquante louis en or et dix écus aux pauvres. Les pauvres ont acheté ses terres et son château, et ne donnent rien à personne. Chaque jour la charité s’éteint, depuis qu’on songe à travailler, et se perdra enfin, si la Sainte-Alliance n’y met ordre.



[1] Lettre parue le 22 novembre 1819  Note1
[2] La bande noire était une association de spéculateurs apparue en 1797, année de vente des biens nationaux. Elle achetait des propriétés importantes pour les revendre en les morcelant si c’était des terres, en les démantelant si c’était des châteaux ou édifices religieux. Cette dénomination provient du fait que, parmi ces spéculateurs, se trouvaient bon nombre de chaudronniers et ferrailleurs. Hugo s’en prit à la bande noire dans le livre deuxième de ses odes et Chateaubriand protesta contre elle dans le Journal des débats.  Note2
[3] Située près de Tours, au nord et à proximité de la Loire, l’abbaye de Marmoutiers fondée par Martin, Pannonien d’origine (celui qui partagea son manteau de soldat romain à Amiens avec un pauvre) était l’une des plus riches de France.  Note3
[4] Cette accusation sera développée dans le Simple discours et mènera Courier en prison.  Note4
[5] La Fontaine, Contes, le faucon  Note5
[6] Journal ultra-royaliste dans lequel écrivit Chateaubriand et Adolphe Dureau de la Malle, rival heureux de Courier à l’Académie des belles-lettres.  Note6
[7] Proche de Chateaubriand, Charles Demartin Du Tyrac, vicomte puis comte de Marcellus (1795-1865), fut d'abord en poste comme secrétaire d'ambassade à Constantinople de 1815 à 1820. A ce titre, on lui doit l'acquisition par la France de la Vénus de Milo. Élu député de la Gironde, de Marcellus siégeait sur les bancs des ultras. Il voulait reconstituer au profit du clergé les grands domaines possédés par les ordres monastiques sous l’ancien régime.  Note7
[8] Propos tenus par l’abbé de La Mennais dans son Essai sur l’indifférence en matière de religion. La lettre VII évoquera cet ouvrage.  Note8
[9] Il s’agit de la duchesse de Luynes que Courier put observer enfant dans ses bonnes œuvres. Les terres de son père jouxtaient celles du duc.  Note9
[10] La Sainte Andoche est célébrée le 4 septembre.  Note10

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