Paul-Louis Courier

épistolier, pamphlétaire, helléniste
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prec [Sans mention] A Mme Lariboisière - avril 1806 [sans mention]1 [Sans mention] A M. Jamin - 1806 Suiv

Tarente, le 2

I l y a trois semaines, mon général, que les ordres du roi seraient exécutés, s'il ne s'en fût mêlé. Le passage de Sa Majesté3 est tombé au milieu de mon opération et a mis de telles barres dans mes roues que rien ne marche à présent. Je faisais quelque chose des Tarentins et pendant huit jours j'en obtins tout ce que je voulus. On allait au-devant de mes demandes, on travaillait comme des forçats sur le port et à l'arsenal. Mais sitôt que le roi parut, il ne fut plus question que de lui baiser la main, et ceux qui l'avaient baisée la voulant baiser encore, il n'y eut ni maire ni adjoint, pas un ouvrier de la ville, du port, de l’arsenal que je pusse faire démarrer de l'antichambre ou de l'escalier, tant qu'a duré ici le séjour de Sa Majesté. Un bon usage à faire du sceptre dans cette occasion, c'eût été d'en casser le nez à tous ces friands du leccazampa4. Joseph Bonaparte, roi de Naples et roi d'Espagne (1768-1844)
Joseph Bonaparte, roi de Naples et roi d'Espagne (1768-1844)
Mais point ; tout le monde, hors moi, prenait plaisir à cette sottise. J'eus beau crier, jurer, me plaindre, le baise-main l'emporta toujours sur une misère comme était celle d'armer toutes les places et les côtes de Calabre. Le roi s'en allant à la fin, je me croyais quitte des niaiseries et des tracasseries de cour. Mais c'eût été trop bon marché ; en partant on acheva de me rompre bras et jambes. Vous savez que je n'ai pas un sou, et qu'il me faut tout arracher par réquisition ; eh bien ! on me défend toute réquisition. Je ne m'en suis pas moins emparé aujourd'hui encore de vingt paires de chevaux, mulets, bœufs ou buffles que je ne rendrai qu'à bonnes enseignes et qui enfin feront mes transports. On me dénoncera, mais vous êtes là et vous empêcherez que je ne sois livré aux bêtes pour avoir fait, malgré le roi, ce que le roi veut et qui importe au salut de l'armée.
Voici bien autre chose vraiment. Lisez, lisez, mon général, une lettre de M. Jamin aide de camp du roi, ci-jointe. Lisez-la, quelque affaire que vous ayez.
Je ne vous ferai, mon général, sur cela aucun commentaire ; la chose crie ; vous en serez révolté comme moi et vous approuverez le parti que j'ai pris d'envoyer promener ce Monsieur l'aide de camp (qui n'est pas, me dit-il, aide de camp d'un général de brigade) et d'aller mon droit chemin. Lisez s'il vous plaît ma réponse. Il parle fort de sa mission. De tels missionnaires ne sont bons qu'à me faire donner au diable. Pour accélérer cette besogne depuis un mois, tant de soins n'étaient pas nécessaires. Le roi n'avait qu'à tenir seulement sa main dans sa poche, la cour s'allait faire f..: et me laisser agir. Je compte sur vous, mon général, pour empêcher que tout ceci ne tourne contre moi. Vous savez si j'ai d'autres vues que le bien du service et on met ma patience à de cruelles épreuves.
Entre nous, tout dans l'armée est conduit de cette manière : projets dont aucun rien ne s'exécute, secrets que tout le monde sait, ordres que personne n'écoute.
Je suis convaincu, je jurerais qu'à Messine on a su mon départ de Reggio et le pourquoi, avant que je fusse en chemin. Je vis le roi à minuit et partis le matin. Grand mystère ! âme ne devait savoir… Comme je montais à cheval, prenant congé de mon hôte, il me dit : vous allez chercher de l'artillerie à Tarente ? Je pensai tomber de mon cheval et rester. C'était le mieux. Car il fallait deux choses pour ce que j'allais faire, secret et promptitude ; le premier manquant d'abord, il était clair que l'autre… non, je ne pouvais pas deviner le baise-main.
Je sais bien que Dieu est pour nous, qu'avec le génie de l'empereur nous vaincrons toujours et partout, quelque faute que nous puissions faire. Mais un peu de bon sens, d'ordre, de prévoyance, ne nuiraient à rien ce me semble.
J'ai reçu votre billet joli et trop aimable, auquel je ne réponds pas maintenant parce que, en vérité, je suis d'une humeur de dogue. Ce sera pour demain si vous le trouvez bon. Cependant, croyez-moi, vos affaires ne vont point si mal. On vous écoute ; c'est beaucoup : femme qui prête l'oreille prêtera bientôt autre chose.


[1] A M. le Général Dulauloy, d’après l’édition Sautelet.
Charles, François, comte de Randon de Dulauloy (1764-1832), inquiété quelque temps sous la Révolution fut réintégré dans l’armée avec grade de capitaine. Ce général d’artillerie participa à de nombreuses batailles ; il fut comte d’empire et, en 1813, chambellan de l’empereur. Admis à la retraite en 1815, il fut Pair de France sous la Restauration.  Note1
[2] 28 mai 1806, selon Sautelet.  Note2
[3] Joseph Bonaparte était arrivé à Tarente le 3 mai (note de Courier).  Note3
[4] Lèche-bottes.  Note4

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