Paul-Louis Courier

épistolier, pamphlétaire, helléniste
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prec A Mme Marchand - 20 mars 1805 A M. Lejeune1 [Sans mention] Vous vous moquez de moi… - 1805 Suiv

Barletta le 3 floréal 13e.
(23 avril 1805)


La mort de Virginie par Gabriel François Doyen (1726-1806)
La mort de Virginie par Gabriel François Doyen (1726-1806)
M onsieur, depuis environ six mois, que je suis à cette armée2, je n'ai point reçu de lettre qui m'ait fait autant de plaisir que la vôtre. Vous êtes assuré de m'en faire toujours beaucoup toutes les fois que vous me donnerez de vos nouvelles.
Ayant reçu ordre à Plaisance de me rendre ici pour commander l'artillerie à cheval de cette armée, qui est composée de détachements de mon régiment, j'achetai trois beaux et bons chevaux de selle, et je partis avec mon domestique3. Je m'arrêtai quinze jours à Parme où je trouvai une belle bibliothèque : j'y travaillai sur Xénophon. Je vis la Virginie peinte par Doyen4 et ce tableau qui n'est pas trop bon, me rappela mes anciennes études de dessin5. De Parme j'allai à Modène en passant par Reggio6, jolie ville où j'ai trouvé un poète de mes anciens amis7. Bologne où j'allai ensuite est une ville vraiment belle. Les pluies qui y sont fréquentes comme dans toute cette partie de l'Italie, n'empêchent pas qu'on ne puisse parcourir toute la ville sans être mouillé, Bologne
Bologne
parce que dans toutes les rues il y a des galeries latérales comme au Palais-Royal qui, outre la commodité, forment une perspective extrêmement agréable. Je m'y arrêtai deux ou trois jours à copier des inscriptions8. J'en partis le 4 octobre et j'arrivai le 11 à Ancône. Je trouvai en passant à Fano et à Senigallia9 des inscriptions très curieuses, mais je ne pus les copier toutes parce que la saison s'avançait et que je craignais d'être arrêté par les torrents si j'attendais plus tard à passer les montagnes des Abruzzes. Giulianova est le premier village du royaume de Naples. J'y arrivai le 19 octobre. Je fus fort bien logé et nourri chez les Cordeliers dont le couvent est la seule maison habitable de l'endroit. J'ai été traité de la même manière dans tout le royaume. Toujours logé dans la meilleure maison et servi aussi bien que l'endroit le comportait. Tout le pays est plein de brigands par la faute du gouvernement qui se sert d'eux pour vexer et piller ses propres sujets. J'en ai rencontré beaucoup, mais comme ils ne voulaient pas alors se brouiller avec l'armée française, ils me laissèrent passer. Figurez-vous que dans tout ce royaume une voiture ne peut se hasarder en campagne sans une escorte de 50 hommes armés qui souvent dévalisent eux-mêmes ceux qu'ils accompagnent. Ils nous ont respectés longtemps, mais depuis un ou deux mois, ils commencent à attaquer nos hommes isolés et même les petits détachements. J'arrivai à Pescara le 20. Cette ville passe pour la plus forte de cette partie du royaume de Naples, quoique la fortification en soit très mauvaise. La maison où je fus logé avait été saccagée, comme toute la ville, par les bandits du cardinal Ruffo10 après la retraite des Français il y a 5 ans. Ceux qui se distinguèrent alors par leur brigandage sont aujourd'hui les favoris du gouvernement qui les emploie à lever des contributions. La canaille est le parti du roi, et tout propriétaire est jacobin. C'est le haro de ce pays-ci. Je fus logé à Ortona chez le comte Berardi qui me raconta que le gouverneur de sa province était un certain Carbone, d'abord maçon, puis galérien, ensuite ami du roi lors de la retraite des Français, aujourd'hui Pacha. Ce Carbone lui envoya peu de jours avant mon arrivée, un ordre de payer 12 000 ducats, environ 50.000 fcs, il en fut quitte pour la moitié. Voilà comme ce pays-ci est gouverné. C'est la reine qui mène tout cela11 ; elle affiche la haine et le mépris pour la nation qu'elle gouverne.
Lanciano
Lanciano
A Lanciano je trouvai un régiment de cavalerie française. Le colonel me donna un guide pour aller jusqu’au Vasto. Mais le guide m'égara et nous manquâmes être tués dans un village dont les paysans sortant de la messe, et animés par leurs prêtres, voulurent faire la bonne œuvre de nous assassiner. Bien m'en prit d'entendre la langue et de ne pas mettre pied à terre. Je trouvai au Vasto un petit détachement d'infanterie légère avec lequel j’allai jusqu'à Termoli. Je fus logé dans la meilleure maison de ce bourg, mais au milieu de la nuit la populace vint m'arracher de mon lit, et en un moment ma chambre et toute la maison furent remplies de cette canaille armée. Ils me montrèrent un homme duquel ils me dirent qu’un soldat avait volé son manteau. Je leur demandai s'ils connaissaient le voleur, ils me dirent qu’oui et qu'ils savaient là maison où il était logé. Je leur dis de m'y conduire. Arrivé à cette maison au milieu des-hurlements, je trouvai un soldat ivre qu'on me dit être le-voleur. Comme rien n'indiquait qu'il eût dérobé, je crus qu'ils prenaient ce prétexte pour nous chercher querelle, et je n'étais guère en état de leur résister, mes sept ou huit compagnons étant dispersés dans autant .de maisons. Je fis entendre aux braillards que je soupçonnais quelqu’autre, et les priai de me conduire à la maison où logeaient le sergent et le caporal qui commandaient mon détachement. Arrivés là, je les fis lever et armer, ayant l'air de les menacer. Mais dans le fait je leur disais de tâcher d'assembler leurs hommes. Deux qui demeuraient vis-à-vis sortirent et se joignirent à nous. Je prêchais toujours mes hurleurs qui criaient mort aux jacobins ! mais nous commencions à être en force. Enfin nous arrivâmes à une maison où logeaient deux soldats ; l'un desquels me dit que l'homme ivre avait en-effet volé un manteau, et qu'il devait l'avoir caché quelque part. Nous retournâmes à l'ivrogne que nous trouvâmes couché sur le manteau volé. Nous soupçonnâmes que l'hôte avait volé le voleur, et remis ensuite le manteau sous lui pour éviter les recherches. Sans cela nous aurions été obligés d'en venir aux mains avec beaucoup de désavantage.
Le Vasto dont je vous ai parlé est un endroit assez joli au milieu d'une forêt d'oliviers ; le propriétaire auquel appartiennent tous les bourgs des environs, est un grand seigneur descendant du fameux marquis del Vasto (du Guast dans nos historiens), qui prit François Ier à Pavie12. A Termoli je quittai la mer et vins le 31 à Serracapriola, jolie petite ville dans les terres. Serracapriola
Serracapriola
Là, comme on ne voulait pas. loger mes chevaux avec moi, j'essayai de faire un peu de bruit, et menaçai d'enfoncer la porte de l'écurie, mais je n'étais pas assez fort pour soutenir ce langage. L'hôte qui paraissait un homme d'importance, me dit : j'ai là 50 Albanais bien armés, ne nous cherchez point de querelles. Je vis en effet ces Albanais qui sont des coupe-jarrets enrôlés. Ils me servirent à table la dague au côté, ils causaient avec moi fort amicalement. On voulut m'en donner une escorte à mon départ, je la refusai. Ils me dirent que leur patron les payait six carlini par jour, environ 55 sols de France.
J'allai de là à San Severino, ensuite à Foggia. Je marchais au milieu de plus de cent mille moutons qui descendaient des montagnes de l'Aquila pour passer l'hiver dans les plaines de la Pouille. Je causai avec leurs bergers qui sont des espèces de sauvages. Il y avait aussi de grands troupeaux de chèvres ; tout cela est au roi. Je vins à Cerignola13 où Gonzalve de Cordoue livra une fameuse bataille. Je passai sur le pont que Bayard défendit seul contre les Espagnols. Il est long et si étroit que deux voitures ne peuvent y passer de front. Enfin j'arrivai à Barletta où je trouvai le quartier général. C'est une ville de 20 000 âmes, passablement bâtie, sans promenades ni ombrages, dans une plaine aride. On ne connaît point ici de maisons de campagne ni de villages, parce que les brigands rendent la campagne inhabitable. Il n'y a de cultivé que les environs des villes. Le sol est très fertile et produit presque sans travail une grande quantité de blé, qui avec l'huile forme tout le commerce du pays. Commerce sujet à des avanies continuelles, tant de la-part du gouvernement que des barbaresques. Quoique ce soit un port on ne peut y avoir de poissons parce que les pêcheurs sont enlevés jusque sur la côte.
Voilà l'histoire de mon voyage ; ma position actuelle est fort agréable. Mon emploi de chef d'état-major me donne quelques avantages. Laurent de Gouvion-Saint-Cyr (1764-1830)
Laurent de Gouvion-Saint-Cyr (1764-1830),
Je suis bien avec le général St-Cyr qui commande l'armée. J'ai reçu le ruban rouge des mains du maréchal Jourdan, à Plaisance14. On nous dit que la Russie a déclaré la guerre à notre empereur. Si cela est, les premiers coups se donneront ici. Nous avons devant nous 20 000 Russes à Corfou. En cas de guerre je serai placé très avantageusement, étant le seul officier supérieur qui pût commander l'artillerie. Je vous embrasse.
Je m'aperçois que mes quatre pages ne répondent point à votre lettre. Je vous félicite de votre bonne santé qui fait que je vous ai toujours regardé comme un homme fort heureux. La mienne est assez bonne ; ce pays-ci et le genre de vie que je mène, me conviennent fort. Je n'ai pas renoncé à mes anciennes études. J'entretiens des correspondances avec plusieurs savants auxquels j'envoie des inscriptions.
Il me paraît que vous avez changé de logement. Votre pays de Saumur est bon, mais je ne crois pas que je m'y fixe jamais. Je suis devenu Italien et si le royaume d'Italie s'établit, j'aurai de grands avantages à m'y fixer. Au reste, je ne fais point de projets, je m'abandonne à la fortune sans pourtant avoir d'ambition.
On me presse fort de vendre la Filonnière, mais je ne veux m’en défaire que pour acheter un autre bien. J’économiserais ici 10 000 fcs par an si je voulais faire comme bien d’autres. Mais je néglige beaucoup mes affaires. Le général en chef m'a promis de me conduire à Milan pour le couronnement du roi d'Italie. Mais selon les apparences il ne pourra lui-même y aller, nous sommes menacés de tous côtés. La flotte partie d'Angleterre avec des troupes de débarquement pourrait bien être destinée pour ce pays-ci ; unie avec l'armée russe, elle nous donnerait de la besogne. Les brigands du pays nous tourmenteraient fort, nous avons aussi à craindre la peste qui règne partout aux environs. Malgré tout cela je vais bientôt faire une tournée dans toutes les places où nous avons des troupes, telles que Brindisi, Tarente, Gallipoli, Otrante, Lecce. J’ai été ces jours derniers à Canossa, qui offre les restes d'une ville immense. On ne peut y fouiller qu'on ne trouve des ruines magnifiques, aussi est-ce défendu. On y déterre les tombeaux des anciens Étrusques avec des vases bien conservés. Tout cela est fort curieux.
Adieu encore une fois, je vous embrasse.

Courier
Chef de l’état-major de l’artillerie
armée de Naples


[1] Né à Sens en 1735, François Lejeune avait suivi des cours à l’âge de 20 ans à la faculté de droit de Paris. Toujours lié avec son ancien condisciple Jean-Paul Courier, à presque 60 ans, il trouva à la Véronique moyen de se loger. Ce dernier décédé, il laissa son logement et s’installa dans le bourg de Cinq-Mars-la-Pile. A la mort de Mme Courier, il signa comme témoin l’acte de décès. Il termina sa vie à Saumur, en 1830. Il correspondit longtemps avec Paul-Louis Courier après la disparition des parents de celui-ci.  Note1
[2] L’armée française qui occupait alors Tarente et la Pouille commandée par le général Gouvion Saint-Cyr (note de Sautelet).  Note2
[3] Le 14 septembre 1804.  Note3
[4] Il s’agit de La mort de Virginie qui est toujours à Parme, à la Galleria Nazionale, et qui est l’un des chefs-d’œuvre du peintre français Gabriel Doyen (1726-1806).  Note4
[5] Courier était doué en dessin mais n’en tirait aucune gloire.  Note5
[6] Reggio d’Émilie.  Note6
[7] Il s’agissait de Giacomo Lamberti (1758-1815), helléniste et poète italien.  Note7
[8] Courier avait été initié à cette science par monseigneur Marini.  Note8
[9] Située sur la côte adriatique, dans la province d’Ancône.  Note9
[10] Fabrizio Ruffo (1744 - 1827). Napolitain cardinal et politicien. Son père, Litterio Ruffo était duc de Baranello et sa mère de la famille de Colonna. Il fut le protégé de son oncle, le cardinal Thomas Ruffo. Il entra dans les bonnes grâces de Giovanni Angelo Braschi di Cesera, lequel sera élu pape en 1775 sous le nom de Pie VI. Il fut choisi par le roi Ferdinand pour diriger au début de février 1799 un mouvement de résistance à l’envahisseur du royaume des Deux-Siciles : l’armée de la Sainte-Foi. Les Sanfédistes livrèrent une incessante guérilla aux Français dans un pays qu’ils connaissaient bien. En 1804, le cardinal refusa de reprendre la tête des insurgés napolitains.  Note10
[11] La reine Marie-Caroline. Voir notre introduction.  Note11
[12] Courier se trompe sur ce fait d’armes. C’est Lannoy qui s’empara de la personne du roi François Ier  Note12
[13] Avril 1503.  Note13
[14] Le 14 juin 1804.  Note14

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