Paul-Louis Courier

épistolier, pamphlétaire, helléniste
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(1803)

Louis-Alexandre Berthier (1753-1815) Louis-Alexandre Berthier (1753-1815)
 
Q uoiqu’il me paraisse plaisant que vous me demandiez un conseil, à moi qui vous ai toujours cru non seulement plus sage que moi mais plus que bien d'autres qui passent pour docteurs, cela ne m'étonne pourtant pas ; car je conçois que, sans avoir beaucoup de confiance à mes lumières, vous pouvez n'être pas fâché de savoir ce que je pense sur une question très importante pour toute la suite de votre vie, et qui par conséquent doit m'intéresser plus que qui que ce soit après vous. Sans compter qu'il n'y a personne qui ne puisse donner un bon avis, et que de plus, connaisseur comme vous l'êtes en amitié, vous avez fort bien pu me croire plus éclairé que vous sur ce qui vous touche, comme plus habitué à m'en occuper. Peut-être aussi n'avez-vous eu intention que de vous divertir, en me donnant pour un moment le rôle de Socrate, et prenant celui de Chœrephon. Pour moi, je crois que je ferais mal de ne pas me prêter à la plaisanterie ; ainsi je prends de bonne grâce le masque et les habits du personnage que vous voulez me faire représenter. C'est vous qui venez de bien loin pour consulter ma sagesse ; moi je réponds à votre demande avec la même gravité que si j'étais en effet un des sept que la Grèce a rendus si fameux, et puisque de ce moment vous m'érigez en oracle, me voilà sur mon trépied.
Je commence par trancher tout net la difficulté, et je prononce que vous devez quitter votre régiment. Qu'est-ce qui peut vous y retenir ? l'espérance de faire fortune ? Vous avez donc changé d'idée ? Vous voulez donc décidément vous enrichir à votre tour ? Et sans doute on vous promet pour la campagne prochaine quelque province échappée aux proconsuls du jour après lesquels vous ne vouliez pas glaner dans les grades inférieurs, vous sentant fait pour moissonner à pleines mains aussi bien qu'eux. Oh ! que je vous connaissais mal ! vous me paraissiez différent, je ne dirai pas simplement de vos camarades mais de tous les autres hommes. En effet, depuis dix années que je vous observe de si près, n'ayant aperçu dans votre conduite aucune trace de cette passion pour l'argent qui fait que tout le monde en veut avoir et qu'on n'en a jamais assez, je croyais de bonne foi que dans la carrière militaire, où vous restiez par habitude après y être entré par hasard, vous cherchiez non-seulement la gloire à laquelle ce chemin conduit quelquefois, mais une gloire exempte des taches qui la souillent souvent : et comme j'étais témoin que vous aviez fait toute cette dernière guerre sans songer à tirer parti, pour votre propre fortune, des désordres qui ont produit la plupart de celles qu'on voit aujourd'hui, je m'étais persuadé que vous aviez sur cet article des idées toutes particulières, et que, loin de regarder la richesse comme le premier des biens, vous ne la comptiez pas même parmi les choses qui pouvaient contribuer à votre bonheur.
Je vois à présent que je me suis trompé : ce n'était pas l'argent que vous méprisiez en lui-même mais les sommes que vous auriez pu prendre vous paraissaient au-dessous de vous, et vous n'auriez pas laissé à d'autres les dépouilles des Perses, s'il n'eût fallu les partager. Le butin que pouvait faire un simple capitaine ne valait pas, à vos yeux, la peine d'être ramassé ; vous vouliez piller avec toute puissance. Ainsi votre cupidité ne diffère de celle des autres qu'en ce qu'elle est plus dédaigneuse et ne s'émeut pas pour si peu. Vous ne vous contentez pas, selon la pensée d'Horace, de vous désaltérer aux ruisseaux ; il vous faut des fleuves, des lacs, où vous puissiez vous plonger et en avoir par-dessus la tête. Vous voulez faire fortune, mais à votre manière, non comme tel autre en une campagne, mais en un seul jour. L'Italie, la Suisse, la Hollande, n'étaient pas des mines assez riches pour vous ; il viendra de meilleures occasions pour lesquelles vous vous réservez, et quand vous trouverez entassé dans le même endroit tout l'or de l'univers, c'est là que vous jetterez votre filet. Que ne le dites-vous tout de suite ? c'est le pillage de Londres que vous attendez.
Mais sans prétendre à ces richesses dont vous dégoûterait seule la source dont elles sortent, si elles vous tentaient d'ailleurs, il y a, me direz-vous, des grades, un avancement que vous pouvez obtenir par des moyens plus glorieux. Nous ne sommes plus au temps où d'anciens préjugés mettaient à l'ambition de tous ceux qui n'étaient pas nés dans un certain rang des bornes qu'aucun mérite ne pouvait franchir ; où un homme, quelque connu, quelque estimé qu'il pût être, s'il ne l'était par ses ancêtres, n'osait prétendre à des emplois, peut-être au-dessous de ses talents, mais au-dessus de son nom. Les choses sont changées aujourd'hui ; ces vieilles barrières sont brisées ; la lice est ouverte à tous venants, et pour y disputer le prix peu importe comme on s'appelle, il ne s'agit que de savoir combattre. Une grande révolution a mis en commun les emplois, les honneurs, les richesses, la puissance, qui furent longtemps le patrimoine d'un petit nombre de familles. Tout appartient à tous les parts ne sont point faites ; chacun a ce qu'il peut prendre, et le conserve tant qu'il empêche qu'un autre ne le lui arrache. Dans un pays qui se gouverne par de tels principes, où la naissance ne donne aucun droit, où nul n'a de distinction que ce qu'il en acquiert par lui-même, l'ambitieux ne peut trouver d'obstacles que dans les efforts de ses concurrents. Ainsi les talents mènent à tout, c'est Bonaparte qui l'a dit ; mais il devait ajouter : pourvu qu'on trouve à épouser la vieille maîtresse d'un homme en place et une occasion de tirer le canon dans les rues de la capitale. Car sans cela où ses talents le menaient-ils ? Pour preuve de ce qu'il avançait, il pouvait citer les gens qui ont eu part à son élévation, et que le 18 brumaire a placés avec lui au rang des dieux mortels. Voilà vraiment des exemples à étudier pour ceux qui se sentent appelés aux grandes choses ; ces hommes-là nous montrent ce que sont les talents dans une révolution et sous un chef qui sait les apprécier.
Claude Dallemagne (1754-1813) Claude Dallemagne (1754-1813)
 
L'un, dans la guerre d'Italie, écrivait sous sa dictée avec une rare intelligence, et enregistrait, avec une patience non moins admirable, les phrases ampoulées dont son maître amplifiait ses ordres du jour. Il mettait assez l'orthographe, si ce n'est dans certains noms peu familiers jusque-là aux secrétaires de l'état-major. Salamine et les Thermopyles revenant à chaque ligne lui firent d'abord un peu de peine, et donnèrent lieu à des erreurs qui amusèrent toute l'armée ; mais il se mit bientôt au fait, et devint à la fin si habile qu'il écrivait toute la Grèce dans l'ordre du jour, comme il le disait lui-même, aussi lestement que la distribution de l'eau-de-vie et du vinaigre, sujet ordinaire de ces pièces d'éloquence. C'est par-là qu'il est arrivé au commandement d'une armée, puis au ministère, et, soutenu d'un tel mérite, il n'y a pas d'apparence qu'il s'arrête en si beau chemin. Un autre a si bien dans la tête tous les uniformes que les diverses troupes de France et d'Allemagne ont portés depuis vingt ans, qu'il n'y a tailleur de régiment auquel il ne puisse faire la leçon sur ce chapitre, ni costume si exact où il ne trouve rien à reprendre. Aussi ne parle-t-il d'autre chose, et, quoique conseiller, ce n'est guère que sur cette matière qu'il est éloquent. Un troisième est regardé comme le premier homme de ce siècle pour courir la poste : on croyait bien que ce talent pouvait mener partout, mais non pas à tout. Bonaparte l'a prouvé dans la personne de D... Il ne l'a pas fait seulement général (c'est par où l'on commence près de lui), mais négociateur, ministre, plénipotentiaire, et plus que tout cela, favori.
Je laisse là, pour en finir, ceux qui excellent à boire, à jurer, à battre leurs gens, et qui doivent leur élévation à ces nobles qualités, auxquelles il faut avouer qu'on n'eût pas rendu la même justice en tout autre temps.
Si je vous disais simplement que parmi ceux qui ont obtenu depuis une certaine époque les premiers emplois dans le gouvernement, dans les ambassades, dans l'armée , il s'en trouve dont les noms font murmurer le public et rougir leurs collègues, vous pourriez répondre à cela qu'il n'y eut jamais de corps si bien composé où il n'entrât quelque membre indigne d'en faire partie, ni de choix si éclairé qui ne donnât quelquefois prise à la critique, qu'en un mot il n'est pas possible que ceux à qui tombent en partage les grades élevés et les grandes charges d'un état soient tous également dignes. Mais combien m'en nommerez-vous parmi les hommes dont nous parlons, dans lesquels on aperçoive, non des vertus éclatantes, mais des qualités communes ? Et lorsque vous en aurez trouvé quelques-uns de qui il paraisse que les emplois pourraient être plus mal remplis , examinez comment ils y sont parvenus, et dites-moi si ce n'est pas le pur hasard, ou toute autre raison que leur mérite personnel, qui les y ont conduits. Nous en savons un, vous et moi, qu'un peu d'esprit, qu'il a ou qu'on lui suppose, a failli perdre deux fois, et plus d'un qui ne doit la faveur dont il jouit qu'à l'impéritie dont il a fait preuve.
Ce n'est donc pas le cas de dire qu'on voit la médiocrité réussir quelquefois aussi bien que les talents, et des hommes ineptes se glisser par surprise avec ceux auxquels un mérite reconnu ouvre la porte des honneurs ; mais que la sottise et l'ignorance entrent les premières, et le plus souvent seules, excluant les talents, qui demeurent à la porte ; et que c'est un grand hasard quand un homme parvient, aux emplois avec la capacité nécessaire pour s'en acquitter.
Ce que Bonaparte connaît le mieux dans son nouvel empire, c'est sans doute le militaire, et dans le militaire, probablement l'artillerie. Or, si parmi nos officiers, avec lesquels il a vécu, il choisit pour les premières places des personnages tels que ceux qui brillent à la parade, quelles nominations doit-il faire dans toutes les autres parties d'administration qu'il ne connaît pas ? S'il emploie chez nous son galon et sa broderie à couvrir une si grossière incapacité, je vous laisse à penser comment il les applique ailleurs ; mais ne parlons que de nos corps, et ne sortons pas de la sphère où nous sommes lancés.
Je crois que vous convenez avec moi du peu de valeur, ou même de la nullité de ceux à qui ce grand homme reconnaît les talents qui mènent à tout, et il serait un peu tard pour vous en dédire, après les risées que nous en avons faites tant de fois. Mais quand vous êtes choqué de l'ineptie des favoris que l'on avance ainsi, ne remarquez-vous point le mérite réel de ceux qui restent en arrière ? Cela fait plus à mon dessein, et frappe plus directement au but que je me propose ; car c'est peu de vous montrer que les sots parviennent, il faut vous faire voir que les gens d'esprit demeurent, et vous forcer de convenir que si la médiocrité et souvent quelque chose au-dessous sont en grande recommandation auprès des gens de qui dépendent les grades où vous aspirez, la supériorité est un titre encore plus sur de réprobation.
Quel homme posséda jamais plus de connaissances approfondies en divers genres que notre ami Fl… ? et dans quel militaire, pour ne parler que du métier, vîtes-vous jamais unie à une pratique si judicieuse, une théorie si savante, tant de lecture, tant d'exercice, une application si constante, une activité si infatigable, une habitude de réfléchir, un esprit d'observation si prompt à saisir tout ce qui pouvait, quelque part que l'occasion s'en présentât, consommer son instruction et mûrir son expérience ? Pour moi, je le regardais avec admiration, et plus je l’observais, plus il me semblait que l'étude et la nature avaient mis en lui tout ce qui peut rendre un homme propre à conduire les autres hommes, soit dans la paix soit dans la guerre. Vous lui rendiez la même justice. Tout le monde en tombait d’accord, et cependant qui songeait à lui, lorsqu'il fut tué devant Mantoue ?
Que manquait-il à Cyprien, tant du côté de la bravoure et de la science militaire qu'à l'égard de la morale et des ornements de l'esprit, par où il tenait tout ce que promettaient les grâces de son maintien et l'expression si prévenante de sa physionomie? Combien de fois et par qui l'avons-nous vu rebuté ? Parmi les chefs auxquels il voulut s'attacher, l'un redoutait la supériorité connue de son esprit et de ses talents ; l'autre, sentant le contraste de sa propre grossièreté avec la politesse aimable de Cyprien, n'avait garde de s'exposer aux désagréments de la comparaison. Sa figure lui nuisait auprès du grand nombre de ceux qui avaient sur cet article plus de prétentions que lui, sans avoir les mêmes droits, en sorte qu'il n'y avait pas une de ces belles qualités, si vantées en lui depuis sa mort, qui ne fût un obstacle à son avancement. Faut-il s'étonner de cela, quand on en voit d'autres, comme F… et P…, éprouver aussi tristement l'influence funeste d'une réputation bien moins méritée ? Vous savez ce que dit Berthier quand on lui proposa Dal... pour aide de camp. Les auteurs que Dal... cite à tous propos firent croire à Berthier qu'il lisait. Il le refusa en disant que c'était un savant. Jugez du tort que doit faire un savoir réel si l'ombre seule en est nuisible.
Jean-François Joseph Debelle (1767-1802) Jean-François Joseph Debelle (1767-1802)
 
Pourquoi Debelle est-il ignoré, enseveli au fond de la Bretagne, n'osant aujourd'hui se montrer à Paris, où brillent des gens qui n'osaient jadis le regarder en face ? C'est parce qu'il a eu cinq chevaux tués sous lui, parce qu'il est couvert de blessures, parce qu'il a décidé la bataille de Neuwied et contribué au gain de tant d'autres, sans parler de Fleurus. En un mot, c'est parce qu'il était connu de toute l'armée, aimé de ses camarades, admiré de ses ennemis, adoré des soldats, lorsqu'un autre était encore obscur, qui alors enviait, et craint aujourd'hui son courage. Le corps dans lequel il s'est distingué par des actions si éclatantes est maintenant en faveur : les grades, les récompenses, les honneurs vont au-devant de ses camarades : il en aurait comme eux la part, s'il les avait moins mérités.
Je n'aurais jamais fini, si je voulais vous nommer tous les officiers (je dis de notre connaissance) auxquels un mérite, non seulement rare, mais reconnu, n'a servi qu'à faire espérer un avancement qui les fuit ; mais ces exemples, et ceux que votre mémoire peut y joindre, suffisent pour vous montrer à quel point vous vous abusez, si, pour faire votre chemin, vous fondez quelque espérance sur les talents que l'on vous accorde, et croyez avoir de l'avantage sur des gens connus pour avoir moins de talents que vous. Pour moi, quand j'y pense, je crois la fortune plus maligne qu'aveugle. Car, enfin, si elle n'y voit goutte, comment fait-elle pour ne jamais se rencontrer avec le mérite ?
Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'ils sont brouillés ensemble, et pour vous faire voir que ce qui est à cet égard, fut et sera dans tous les temps, je ne veux que vous répéter vos propres expressions dans une occasion que vous vous rappellerez aisément. Moreau, me disiez-vous, vante Ch… dans ses rapports, l'emploie, lui donne des commandements, et paraît n'avoir de confiance qu'en lui. Tout le monde s'en étonne, ou demande comment Moreau peut s'aveugler au point de choisir, pour le seconder dans les opérations les plus importantes de la guerre, un homme dont l'incapacité choque les moins clairvoyants. Mais Moreau ne se trompe pas : il distingue très bien dans Ch. un homme qui lui est fort inférieur, et le seul, peut-être, de tous ceux qui l'approchent, dans lequel il ne voie rien qui lui fasse ombrage : c'est par là qu'il le préfère. Dans la nécessité de confier à quelqu'un les fils de l'autorité, qu'il ne peut tenir lui-même il choisit non celui qu'il estime le plus , mais qu'il craint le moins , et agit en cela comme tout le monde ; car on ne veut pas être éclipsé par le compagnon qu'on se donne ; et quelque mérite qu'on se suppose , on ne laisse pas de se défier toujours du mérite des autres, et d'éloigner de soi ce qui peut donner lieu à de fâcheuses comparaisons : en quoi l'intérêt de l'ambition est d'accord avec celui de la vanité. Moreau se sert de Ch... parce qu'il n'est bon à rien, et ne peut être rien sans lui.
C'étaient aussi des gens de rien que Louis XI employait, quoi qu'on en pût dire. Si Pompée eût su de bonne heure apprécier César, il ne l'eût pas fait son gendre ; César jugea mieux Antoine, et vit en lui l'homme qu'il cherchait pour jouer sous lui les seconds rôles ; il n'eût pas confié l'Italie à Cœlius ni à Curion, sachant trop bien de quelle façon Marius, après avoir supplanté son général, s'était repenti lui-même d'avoir élevé Sylla. Le grand Scipion voulut servir sous les ordres de son frère, qui, peut-être, si le choix eût dépendu de lui, eût eu garde de se donner un pareil lieutenant.
En général, toutes les fois que, selon l'usage des armées romaines, vir virum legit, personne ne s'associe un plus vaillant que soi, et c'est le cas dont il s'agit ; car un homme ne saurait aujourd'hui s'élever sur les tréteaux de l'ambition qu'à l'aide de quelqu'un qui y est déjà monté ; mais personne n'y veut admettre d'acteur qui joue mieux que lui, d'où il arrive nécessairement que les meilleurs restent en bas, faute de quelqu'un qui leur tende la main.


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