Paul-Louis Courier

épistolier, pamphlétaire, helléniste
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prec A M. Costolier - novembre 1805 A M. Leduc Aîné A M. Poydavant - 28 novembre 1805 Suiv

[1805]

J e t'ai écrit trois fois depuis notre départ de la Pouille. Je te marquais de m'adresser tes lettres à Rome, mais je n'ai pu y passer. Ainsi je suis sans nouvelles de toi depuis le 10 août, date de ta dernière, par laquelle j'ai vu que ta fille était hors d'affaire. J'espère qu'elle court à l'heure qu'il est, et saute mieux que jamais, piu pazzarella che mai1. J'en fais mon compliment à madame sa mère et voudrais être là pour vous embrasser tous.
Ferrare
Ferrare
Nous marchons sur Ferrare. Le général Salva2 a trouvé à Ancône une Vénitienne égarée dont il s'est emparé, ou c'est elle qui l'a pris et le mène par le nez. Je la vois tous les jours, elle mange avec nous. Je suis le seul qui puisse lui parler. Eux ne savent pas trois mots d'italien. Te dire les conversations d'elle à moi, les propositions, les spropositis3, les sottises qui ne finissent point, ou finissent par des risate sbudellate sgangherate4… il n'est pas possible de voir une meilleure pâte de fille, une créature plus gaie, plus folle, plus ce qu'on appelle bonne enfant. Son vénitien est quelque chose qui vraiment me ravit. Salva nous gène un peu. Il n'entend pas un mot et veut qu'on lui explique tout. Mais les explications sont belles. Nous avons mille inventions pour le dérouter, des noms de guerre… Lui, Salva, est Stentarello5 ; elle a baptisé le secrétaire fa la nanna6. Cela le peint. L'aide de camp, elle l'appelle Madama Cocola. Jamais nom ne fut mieux appliqué. C'est la femme de charge du général Salva. Il sera maréchal du palais si Salva devient empereur7 . Du reste le vivant portrait de M. Vise-au-Trou. Tout cela me divertit et nous passons ensemble des heures sans ennui. Mais j'ai peur de n'en avoir pas longtemps le plaisir, car on dit que notre ménage ne plaît point du tout à Saint-Cyr, et qu'il a trouvé fort mauvais l'équipage de la princesse et ses chevaux et la voiture. On est contrarié en ce monde.
Bataille de Caldiero
Bataille de Caldiero
Monval me quitte, et m'a conté… affaire vive à la Galdiero8. Les nôtres ont eu le dessous. D'Anthouard et Demanelle sont tués9. On a fait là quelque bêtise qui nous mettrait ici en mauvaise posture. Mais ces gens ne profitent jamais de leurs avantages. Ils sont persuadés que nous devons les battre, et quand nous avons l'air de nous laisser frotter, c'est une ruse, ils nous devinent. Au reste, on ne sait rien encore. Je ne serai un peu informé que quand nous aurons rejoint le quartier général10. Adieu.
L'autre jour, en lisant une pétition de quelqu'un qui protestait de son dévouement à la personne de l'Empereur, nous trouvâmes que cette nouvelle formule ne contient guère plus de vérité que le très humble serviteur et que pour être exact il faudrait se dire dévoué à la caisse du payeur. Qu'en penses-tu ? Qu'en dit madame ? Tu peux lui lire ceci, mais non le reste de ma lettre, elle me croirait plus vaurien que je ne suis.


[1] Plus que jamais tête folle.  Note1
[2] Né en 1744, Antoine Salva d’Espéraza s’enrôla à l’âge de 15 ans. Il devint général de brigade en janvier 1800. A l’armée de Naples que commandait Gouvion Saint-Cyr, il était chef de l’artillerie et donc le supérieur de Courier.  Note2
[3] Les énormités.  Note3
[4] Gros éclats de rire.  Note4
[5] Personnage grotesque du théâtre florentin et de la Commedia dell’arte.  Note5
[6] Fais dodo.  Note6
[7] Salva ne connut pas pareil destin, il mourut en Calabre un an après cette lettre, le 5 mars 1806.  Note7
[8] Bataille livrée les 30 et 31 octobre 1805 entre Masséna et l’archiduc Charles d’Autriche, près de Vérone. Le colonel Godart qui servait sous les couleurs françaises rédigea un rapport de bataille dans lequel on pouvait lire :
« Jamais déroute [des Autrichiens commandés par l’archiduc] ne fut plus complète ; je fis près de 1 200 prisonniers dont une quarantaine d’officiers. On apercevait un régiment de hussards ennemis qui venait au secours de cette colonne, cachant sa marche à la faveur d’un village où nous avions, heureusement, six de nos compagnies postées ; à peine ce régiment fut-il arrivé à demi partie de balle du village que ces compagnies firent une décharge qui le fit promptement rétrograder et nous sauva d’un assez mauvais pas, puisque cette cavalerie manœuvrait de manière à nous couper par nos derrières.  Note8
[9] Courier était mal renseigné. Danthouard, parfois orthographié « d’Anthouard  » était vivant et Demanelle ne mourut pas au combat mais des suites de ses blessures  Note9
[10] En réalité, l’Archiduc gagna la bataille de Caldiero mais dut quitter les lieux à marche forcée le 1er novembre pour rejoindre le gros de l’armée autrichienne qui, un mois plus tard, affronta Napoléon à Austerlitz.  Note10

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