Paul-Louis Courier

épistolier, pamphlétaire, helléniste
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prec A sa femme A sa femme1 A sa femme, de Tours Suiv

Luynes, le 14 juin 1815.

J femme_sur_son_lit_de_mort.jpg e vins ici avant-hier ; le bien de Bourgueil est vendu. On m'assure que c'eût été pour moi une mauvaise acquisition. Je le crois, et je me console ; c'est le meilleur parti, et puis, ils sont trop verts2. Je demande à tout le monde de l'argent; personne ne m'en veut donner. Bidaut se moque de moi ; quand je lui parle d'affaires, il me parle politique : c'est la scène de M. Dimanche2. Je n'ose lui rompre en visière, parce que je suis dans ses griffes ; mais je tâche de m'en tirer tout doucement. Quel malheur de ne rien entendre à ce chien de grimoire ! Je voudrais, comme M. Jourdain4, avoir le fouet devant tout le monde, et savoir non pas le latin, mais quelque peu de chicane, assez pour ma provision.
Je ne m'ennuie point ; Plutarque m'est d'un grand secours pour passer le temps ; je serais heureux si je t'avais, mais en bonne foi, je ne crois pas que tu puisses, dans un pays tel que celui-ci, être une semaine sans mourir. Il est vrai que tu t'occuperais. Enfin nous verrons quelque jour. Je me promène, je vais courir au haut et au loin, je revois les endroits où j'ai joué à la fossette5 et au cerf-volant : ces souvenirs me font plaisir.
Je ne sais que te marquer encore : rien de ce que je vois ne t'est connu. Quand je te dirai que la petite Bourdon mourut il y a quelques mois6, n'en seras-tu pas bien fâchée ? C'était la fille du boulanger, jeune, fraîche et gentille, petite blonde d'environ dix-neuf ans, mariée à un homme de vingt-deux ; cela devait être heureux. Point du tout : au bout de cinq ou six mois de ménage il lui prend un chagrin ; la voilà qui ne dit mot et maigrit à vue d'œil. Et mère de l'interroger, et voisines de la tourmenter pour savoir où le mal la tient. Qu'a-t-elle ? rien. Que veut-elle ? que lui manque-t-il ? on ne sait. Elle languit et meurt. Le mari n'en a cure ; et c'est là, dit-on, ce qui l'a tuée. Il est le seul qui ne la regrette pas.
Mais M. de Ferrières regrette trop la sienne. C'est un gentilhomme que tu connais comme Jean de Werth. Elle était jeune, belle et bonne. Elle lui laisse deux enfants. Il l'a tant soignée, tant veillée dans sa dernière maladie, et tant pleurée depuis, qu'il s'en va mourir, le pauvre homme, à quarante-cinq ans. Ceci a l'air d'un conte inventé à la gloire des quadragénaires ; mais demande au petit Gasnault, quand tu le verras.
Veux-tu de la politique ? Les chouans, les Vendéens, les brigands, les insurgés, les royalistes, les bourbonistes sont à douze lieues d'ici, au Lude. Quand ils y entrèrent, un parent de M. Vaslin, qui demeure là, patriote, jacobin, terroriste, républicain, bonapartiste, comme tu voudras, fit feu sur eux, leur tua un homme. Ils l'ont pris, lui, et ne l'ont pas tué ; mais ils ont pillé sa maison et quelques autres. Toute la gentilhommerie se sauve des campagnes, de peur des paysans. M. de la Béraudière s'est retiré à Tours avec sa famille : les petites en sont ravies, parce qu'elles s'amusent. Ce sont des gens qui de leur vie n'ont fait mal à qui que ce soit : ils font bien d'être sur leurs gardes.

Je ne sais, de tout temps, quelle injuste puissance
Laisse le crime en paix et poursuit l'innocence
.7

C'est Racine qui dit cela, et dit bien vrai.

Tours, le mercredi.

Voilà tes lettres de samedi, dimanche, lundi, mardi, mercredi. Je les ai lues avec grand plaisir, et beaucoup plus de raison que je n'eusse imaginé. Continue, je t'en prie, ce journal, le seul qui me puisse intéresser. Je ne t'en écris pas davantage, parce que le temps me manque. Je ne suis pas non plus si bien ici qu'à Luynes pour causer avec toi. Une maudite auberge, des allants et venants, un vacarme d'enfer. Et puis, de quoi te parlerais-je ? d'hypothèques, de contrat, de principal, d'intérêts et de cent autres misères auxquelles tu n'entends rien, et moi fort peu de chose. Que n'ai-je cent mille livres de rentes ! J'en laisserais quatre-vingt-dix aux honnêtes gens qui me viennent dire :

J'étais fort serviteur de monsieur votre père8

et je vivrais sans soins peut-être avec le reste. Mais quoi ! on me le volerait encore, et il faudrait livrer bataille pour garder un morceau de pain. Je ne serais pas plus tranquille.


[1] Cette lettre à Herminie est la première publiée par nous après « l’escapade » de Courier au Havre et à Rouen. Son retour à Paris eut lieu pendant l’hiver 1814-1815.  Note1
[2] Expression prise de la fable Le Renard et les raisins..  Note2
[3] Personnage du Dom Juan de Molière.  Note3
[4] Le bon M. Jourdain de la comédie-ballet le Bourgeois gentilhomme.  Note4
[5] La fossette est un jeu pratiqué par les enfants au moyen de billes qu’il faut envoyer à distance dans un trou creusé dans la terre. Chacun, au départ, a le même nombre de billes : c’est la mise. Celui qui fait entrer la dernière bille ramasse tout le contenu du trou.  Note5
[6] Julie Sophie Bourdon, fille de Joseph Paul Bourdon, boulanger, et de Julie Jeanne Bourdon. Elle était née le 26 avril 1797 à Luynes et mourut le 5 février 1815.  Note6
[7] Andromaque, acte III, scène 1.  Note7
[8] Vers pris du Tartuffe.  Note8

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