Paul-Louis Courier

épistolier, pamphlétaire, helléniste
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prec Lettre à M. Klewanski du 8 janvier 1799 A M. Klewanski Lettre à M. Clavier du 16 octobre 1801 Suiv

Rome le 8 germinal an VII (28 mars 1799)

Monsieur,

J e vous promets de m'informer de toutes les personnes dont vous me demandez des nouvelles ; mais ce ne peut être que d'ans quelque temps, parce que pour le présent je ne vois presque personne. Je ne sors point et je ferme ma porte. Je sais pourtant déjà, et je puis vous assurer, que l'ex-jésuite Rovati n'est plus vivant.
Anacharsis L'Anténor1 dont vous me parlez est une sotte imitation de l'Anacharsis2, c'est-à-dire d'un ouvrage médiocrement écrit et médiocrement savant, soit dit entre nous. Il faut être bien pauvre d'idées pour en emprunter de pareilles. Je crois que tous les livres de ce genre, moitié histoire moitié roman, où les mœurs modernes se trouvent mêlées avec les anciennes, 'ont tort aux unes et aux autres, donnent de tout des idées très fausses, et choquent également le goût et l'érudition. La science et l'éloquence sont peut-être incompatibles ; du moins je ne vois pas d'exemple d'un homme qui ait primé dans l'une et dans l'autre. Ceci a tout l'air d'un paradoxe. La chose pourtant me paraît fort aisée à expliquer et je vous l'expliquerais par raison démonstrative comme le maître d'armes de M. Jourdain, si je vous, adressais une dissertation et non pas une lettre, et si je n'avais plus envie de savoir votre opinion que de vous prouver la mienne. Au reste l'histoire du manuscrit prétendu trouvé parmi ceux d'Herculanum, n'est pas moins pitoyable que l'ouvrage même. Tout cela prouve qu'il faut au public des livres nouveaux (car celui-ci n'a pas laissé d'avoir quelque succès), et que notre siècle manque non de lecteurs mais d'auteurs, ce qui peut se dire de tous les autres arts.
Puisque me voilà sur cet article, je veux vous bailler ici quelque petite signifiance3 de ce que j'ai remarqué de la littérature actuelle pendant mon séjour à Paris. Je me suis rencontré quelquefois avec M. Legouvé4 dont le nom vous est connu. Je lui ai ouï dire des choses qui m'ont étonné à propos d'une pièce dont on donnait alors les premières représentations. Par exemple, il approuvait fort ce vers que prononçait un amant, qui ayant cru d'abord sa maîtresse infidèle, se rassurait sur les serments qu'elle lui faisait du contraire : Hélas ! je te crois plus que la vérité même ! Cette pensée, si c'en est une, fut extrêmement applaudie, non seulement, par M. Legouvé mais par tous les spectateurs, sans m'en excepter. Gabriel Marie Jean Baptiste Legouvé
Gabriel Marie Jean Baptiste Legouvé (1764-1812)
Je sus bon gré à l'auteur d'avoir voulu enchérir sur cette expression naturelle, mais déjà hyperbolique ; je t'en crois plus que moi-même, plus que mes propres yeux, et je compris d'abord qu'il ne serait pas facile à ceux qui voudraient quelque jour pousser plus loin cette idée de dire quelque chose de plus fort Mais M. Legouvé me fit remarquer que comme on ne croit pas toujours la vérité, mais ce qu'on prend pour elle, l'auteur, qui est de ses amis, eût bien voulu dire, je te crois plus que l'évidence même, c’est-à-dire je te crois plus que ce que je crois, mais il n'avait pu réussir à concilier ce sens avec la mesure de ses vers. Je me rappelai alors une petite historiette où la même pensée se trouve bien moins subtilisée, ou volatilisée comme parlent les chimistes ; il s'agit pareillement d'une amante et d'un amant. La première, infidèle et surprise dans un état qui ne permettait pas d'en douter, nie le fait effrontément. Mais, dit l'autre, ce que je vois... « Ah ! cruel, répond la dame, tu ne n'aimes plus. Si tu m'aimais, tu m'en croirais; plutôt que tes yeux. » Cette pièce, dont je vis avec M. Legouvé la première représentation, était intitulée : Blanche et Montcassin5. Je voudrais pouvoir vous dire toutes les remarques qu'il nous fit faire. Je vis bien alors, et depuis je l'ai encore mieux connu, que ses idées sont tout à fait dans le goût, je veux dire dans le genre à la mode et je ne doute pas que ce genre ne règne dans ses ouvrages, lesquels d'ailleurs, je n'ai point lus.
On me mena peu de temps après à une autre pièce, que peut-être vous connaissez, Macbeth, de Ducis6, imitée à ce que je crois de Shakespeare, et toute remplie de ces beautés inconnues à nos ancêtres. Je vis là sur la scène ce que Racine a mis en récit : Des lambeaux pleins de sang et les membres hideux7 Jean-François Ducis (1733-1816)
Jean-François Ducis (1733-1816)
et ce qu'il n'a mis nulle part, des sorcières, des rêves, des assassinats, une femme somnambule qui égorge un enfant presque aux yeux des spectateurs, un cadavre à demi découvert et des draps ensanglantés. Tout cela rendu par des acteurs dignes de leur rôle faisait compassion à voir, selon le mot de Philoxène8. Je n'ai pas assez l'usage de la langue moderne et des expressions qu'on emploie en pareil cas pour vous donner une idée des talents que tout Paris idolâtre dans Talma, C'est un acteur dont, sans doute, vous aurez entendu parler. J'ai senti parfaitement combien son jeu était convenable aux rôles qu'il remplit dans les pièces dont je vous parle. Partout où il faut de la force et du sentiment, je vous jure qu'il n’en épargne pas, et dans les endroits qui ne demandent que du naturel, vous croyez voir un homme qui dit : Nicole, apporte-moi mes pantoufles9. En quoi il suit ses auteurs et me paraît à leur niveau. On a en effet aboli ces anciennes lois ; le style le moins noble10 etc. et celle-ci...
[Manque la fin de la lettre]


[1] Né à Marseille en 1734 et mort en 1823, E. F. de Lantier est l’auteur de l’Anténor dont le titre complet est : Voyage d'Anténor en Grèce et en Asie, avec des notions sur l'Égypte ; manuscrit grec trouvé à Herculanum. Quand, en 1798, parut cette œuvre, elle emporta un succès immédiat. Toutefois, les lecteurs de goût s’aperçurent très vite que les personnages d’Anténor n’avaient de grec que le nom, que les mœurs et les coutumes de peuples fort divers n’offraient aucune différence, que les choses sérieuses étaient livrées au ridicule, les gaies manquaient de naturel et de légèreté ; les tableaux les plus finis n’étaient que des ébauches. Courier avait donc le jugement sûr au sujet de cet ouvrage.
Il est amusant de constater que la quinzième édition de cette œuvre en trois volumes fut réalisée en 1821 par… Arthus Bertrand que Courier mettra en scène dans le Pamphlet des pamphlets.  Note1
[2] Né à Cassis le 20 janvier 1716, mort à Paris le 30 janvier 1795, l’abbé Jean-Jacques Barthélémy est historien, poète, philosophe, helléniste et archéologue. Il fut membre de l'Institut, Académie des Inscriptions et belles-lettres (élu en 1747). La valeur rare de son Anarchasis (qu’il mit trente ans à écrire !) dont le titre complet était Voyage du jeune Anarcharsis en Grèce, dans le milieu du quatrième siècle avant l’ère vulgaire, paru en 1788, lui ouvrit l’année suivante les portes de l'Académie française. Il échappa de peu à la guillotine.
Il fit don à Courier d’un petit Homère, l’Iliade de Turnèbe, que son nouveau propriétaire perdit au cours de ses pérégrinations militaires en Italie (Cf. Lettre à M. de Sainte-Croix du 2 octobre 1806).  Note2
[3] Cf. Molière, Don Juan ou le Festin de pierre, acte II, scène 1.  Note3
[4] Auteur dramatique, Gabriel Marie Jean Baptiste Legouvé (ou Le Gouvé) est né le 23 juin 1764 à Paris. Il y mort le 30 août 1812. L’une de ses pièces, Epicharis et Néron fut jouée par Talma et ovationnée. L’acteur interprétait le rôle de Néron.  Note4
[5] Blanche et Montcassin ou Les Vénitiens, tragédie d’Antoine, Vincent Arnault (1766-1834) fut représentée pour la première fois le 25 vendémiaire an VII (16 octobre 1798).  Note5
[6] Né à Versailles, le 14 août 1733, Jean-François Ducis est un poète et auteur dramatique. Il adapta Shakespeare en vers sans connaître l'anglais ! Il fut secrétaire du comte de Provence. C'est pour calmer l'irritation de ce prince contre l'Académie française que Ducis fut élu pour remplacer Voltaire le 28 décembre 1778. Il était également membre de l'académie de Lyon et l'un des habitués du salon Necker. Il assista à la dernière séance de l'ancienne Académie, le 5 août 1793. Il fut favorable aux idées de la Révolution, fut nommé le 12 décembre 1795, comme associé non résident, dans la troisième classe de l'Institut, section de poésie ; il assista à la réunion préparatoire de 1800 en vue de reconstituer l'Académie. À l'organisation de 1803, il reprit son fauteuil et le conserva à la réorganisation de 1816. Il mourut le 31 mars de cette même année.  Note6
[7] On reconnaît là le songe d’Athalie dans lequel Racine écrit :
Des lambeaux pleins de sang, et des membres affreux,
[Que des chiens dévorants se disputaient entre eux.]
 Note7
[8] Né à Cythère en 435 av. J.-C., Philoxène arriva à Athènes comme esclave. Il se fit très vite une réputation de poète. Il passa en Sicile. Le tyran Denys le consulta sur des vers de sa composition. Philoxène lui répondit qu’ils étaient fort mauvais. Sur quoi l’autre le fit transférer aux Latomies, cavités rocheuses qui servaient de prison. Libéré sur ordre de Denys, ce dernier lui reposa la même question. Sans s’émouvoir, Philoxène laissa tomber ces paroles : « qu’on me reconduise aux Latomies. » Il fut gracié pour avoir fait rire le tyran.
Il mourut en 380 à Éphèse.  Note8
[9] Molière, Le Bourgeois gentilhomme, acte II, scène 4.  Note9
[10] Boileau, Art poétique, I, 80.
Quoi que vous écriviez, évitez la bassesse :
Le style le moins noble a pourtant sa noblesse.
 Note10

trait

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