Paul-Louis Courier

épistolier, pamphlétaire, helléniste
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L’âne vu par Marcel Aymé :
Paul-Louis Courier a pleinement réussi dans son dessein

Marcel Aymé (1902-1967)
Marcel Aymé (1902-1967)
I l n’est pas facile de dénombrer toutes les éditions de la traduction de l’âne par Paul-Louis Courier. Camille Bernard, membre de la Société des amis de Paul-Louis Courier s’y était essayé dans l’édition Allia de 1990. Il en avait comptabilisé onze, la 1e remontant à 1818 et la dernière à 1946. Sa perspicacité fut mise en échec puisqu’il existe une édition ignorée de lui, et qui remonte également à 1946, ce qui, prudence oblige, ne signifie pas qu’il n’en existe pas d’autres. Composée en caractères Granjon corps 16, tirée par les éditions terres latines en neuf cent cinquante exemplaires et neuf cent dix exemplaires, ces derniers sur madagascar numérotés de 41 à 950, cette édition est illustrée par des aquarelles en couleur de René de Pauw. Elle est sortie le treize février mil neuf cent quarante-six des presses du maître imprimeur Firmin Desmet, à Bruxelles. Elle ne comporte pas la préface de Courier. Par contre, elle bénéficie du privilège d’en être pourvue d’une rédigée par Marcel Aymé. C’est ce texte de l’auteur de la Vouivre et de la Jument verte que nous reproduisons après cet avertissement.

P armi les animaux qui ont tenté la verve des conteurs, l’âne a une place de choix. Sa douceur, sa patience et l’utilité de sa condition, qui font de lui le symbole d’une humanité douloureuse, le désignent naturellement à la raillerie et au mépris. Rares sont les écrivains qui se soient efforcés de faire de lui un personnage pitoyable et sympathique. Parmi ceux qui y ont pleinement réussi, le ne vois guère que l’auteur de la « Luciade » et, si j’en crois mes souvenirs d’enfance, la comtesse de Ségur dans les « Mémoires d’un âne ». Le second de ces ouvrages doit probablement beaucoup au premier, mais en diffère notablement sur de nombreux points. Si je me souviens bien, l’âne de la comtesse de Ségur ne devient nulle part l’amant de la châtelaine, ni même d’une personne de moindre condition. Ce trait de galanterie n’ajouterait du reste rien à l’intérêt du récit. Je ne suis même pas sûr qu’il ajoute grand-chose à la « Luciade », bien qu’il ait, pour une large part, contribué à sa célébrité.
Les érudits ont longtemps disputé si la « Luciade » devait être attribuée à Lucius ou à Lucien. Poètes et conteurs, tous deux, se sont exercés dans la même veine, mais l’Histoire n’a pas retenu leurs titres respectifs à la paternité de l’ouvrage litigieux. Paul-Louis Courier tient que l’auteur original est Lucius et il en donne de savantes raisons, voire de judicieuses. L’opinion qui semble prévaloir aujourd’hui veut que la « Luciade » ait été écrite par Lucien qui l’aurait tirée d’un ouvrage de Lucius où le sujet se trouvait développé avec plus d’abondance t beaucoup moins de bonheur. Je ne sais ce qu’il faut croire et ne m’en tarabuste pas beaucoup. Par prudence et aussi pour plus de commodité, je désignerai l’auteur sous le double nom de Lucius Lucien.
La Luciade ou l'âne de Lucius ( ed. 1818) Louant le conte de Lucius Lucien, le traducteur se félicite d’y trouver un remarquable monument des mœurs antiques. « Voilà, dit-il, par où de tels écrits se recommandent aux savants… C’est là qu’on connaît, en effet, comment vivaient les hommes il y a quinze siècles, et ce que le temps a pu changer à leurs conditions. Là se voit une vive image du monde tel qu’il était avant. » Il semble que Paul-Louis Courier s’exagère beaucoup la valeur documentaire de ce récit. Pour ma part, j’ai beau y regarder de près, je ne vois guère dans la « Luciade » de ces traits de mœurs qui caractérisent une époque et ceux qui s’y trouvent pourraient aussi bien convenir au siècle d’auguste qu’à celui de Périclès. D’ailleurs, Paul-Louis Courier n’est pas loin de se contredire sur ce point, car il écrit dans une note de sa traduction : « Que serait-ce si ni l’un ni l’autre n’était le véritable auteur de cette fiction et que nous eussions, sous le titre de l’Ane, une de ces fables milésiennes dont la lecture avait tant d’attrait pour Aristide ; et si l’on considère le style dont la fable attribuée à Lucien est écrite, on sentira qu’il diffère essentiellement de celui de cet auteur par une simplicité touchante et une naïveté qui décèlent plutôt les premiers siècles littéraires de la Grèce que celui des Antonins. » On ne peut dire plus clairement que l’ « Ane », malgré les matériaux qu’il fournit à l’histoire des mœurs, se situe dans le temps avec une approximation de huit ou dix siècles.
Il n’est heureusement point besoin de chausser des lunettes d’historien pour se plaire au récit des aventures de l’ « Ane ». Sa simplicité, son rythme toujours alerte, son charme naïf et, aux meilleurs endroits, l’émotion si sobrement exprimée sont des mérites plus sûrs que celui de « monument de mœurs antiques ». La « Luciade » fait souvent penser à l’étrange « Métamorphose » de Kafka, où l’on voit un être humain se changer en un animal immonde et mener parmi les siens une existence douloureuse. L’aventure de l’âne est beaucoup moins déchirante, mais s’il n’atteint pas à la même intensité, le drame st de même nature. Matérialisé, condensé, c’est le drame de l’homme à cheval sur plusieurs dimensions, exilé dans un monde absurde, et souffrant de ne pouvoir s’affirmer à travers sa forme extérieure. Dans le conflit qui oppose la réalité de l’être et son apparence, celle-ci l’emporte avec une désespérante facilité. Au reste, Lucius Lucien a su se garder d’introduire aucune intention philosophique dans son récit, ce qui eût probablement tout gâté. Les épisodes se succèdent à une cadence rapide sans laisser de place pour la dissertation, ni même le commentaire et les seuls moyens dramatiques de l’auteur sont la discrétion et la vraisemblance. Il s’agit naturellement d’une vraisemblance intérieure aux situations, mais une fois admis le postulat de la métamorphose, tout devient vrai, logique, émouvant.
La femme et son âne Quelques passages de l’ « âne » lui ont valu d’être classé dans la littérature érotique qui fut à la mode chez les conteurs de l’époque et dont les Grecs se montraient friands. Ces passages ne sont pas les plus heureux. Le récit de la nuit passée par le voyageur avec la servante semblera un peu trop long et appuyé (« ça, sous le rein cette main, l’autre sous la cuisse ; lève haut, etc.) C’est une espèce de morceau de bravoure qui vient sans nécessité et ne tient pas l’allure de récit. Ces passes amoureuses importent si peu à la suite de l’aventure qu’on serait tenté d’y voir une ajouture ne devant rien à Lucius Lucien. Ce qui a trait aux amours de l’âne et de la grande dame paraît d’une meilleure venue. Bien que la conjonction soit beaucoup plus scabreuse, elle passe plus légèrement que la première. Le thème de la Belle et la Bête se trouve traité là de façon tout à fait cavalière. A vrai dire, s’il ne manque pas de piquant, l’épisode surprend à la façon d’un gag et rompt un peu la vraisemblance du récit.
Dans le domaine du fantastique, le conteur ne saurait prendre trop de précautions en suggérant une image. Lorsqu’un âne devient l’amant d’une jolie femme, il ne suffit pas qu’il ait la logique pour soi. Il faut encore que le tableau s’impose à l’imagination du lecteur avec une autorité indiscutable. Dans le cas particulier, il semble justement que l’évocation ne soit pas d’un style très sûr. Après tout, ce n’est là qu’une impression personnelle. S’ils n’ont pas la poésie des amours de Pasiphaé, ces ébats d’un âne et d’une femme nue en possèdent peut-être une autre plus familière, plus attendrissante. Ne soyons pas plus difficiles que les contemporains de la « Luciade », qui se sont fort divertis à ce morceau galant, et ne boudons pas notre amusement.
Paul-Louis Courier nous avertit qu’il a serré le texte d’aussi près que possible et s’est efforcé d’en respecter l’esprit et la forme. Sa langue est claire, concise, toujours élégante et l’on est presque tenté de dire qu’elle est trop élégante. Il reproche à Lucius Lucien d’avoir abusé des archaïsmes. Sans vraiment tomber dans le défaut, lui-même emprunte volontiers à l’époque de Montaigne des tournures et des expressions qui lui font un style pincé, parfois un peu agaçant, dont on trouvera dans sa traduction de nombreux exemples de ce genre : « Grand plaisir y avais-je de vrai. A peu que je n’en oubliai du tout mon voyage à Larisse et le désir qui m’avait mu de telles armes entreprendre contre cette gente Palestre ». Ces recherches un peu trop pimpantes ne nuisent d’ailleurs pas au mouvement du récit qui conserve d’un bout à l’autre toute sa vivacité. Paul-Louis Courier a pleinement réussi dans son dessein qui est, nous dit-il lui-même, de représenter l’ « Ane » de Lucius Lucien avec son pas et son allure. Sa version, si pleine de charme et d’enjouement, ne sent jamais l’application ni la lassitude. A la lecture, nous éprouvons d’un bout à l’autre du livre avec quelle délectation Courier a travaillé à rendre un texte dont il aimait la fraîcheur et la grâce. Véritable création, sa « Luciade » compte parmi les rares traductions qui méritent d’être considérées comme des chefs-d’œuvre.


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