Paul-Louis Courier

épistolier, pamphlétaire, helléniste
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prec Première lettre particulière Seconde lettre particulière Introduction au Simple discours Suiv

Tours, le 28 novembre 1820,

V ous êtes babillard, et vous montrez mes lettres, ou bien vous les perdez ; elles vont de main en main, et tombent dans les journaux. Le mal serait petit, si je ne vous mandais que les nouvelles du Pont-Neuf ; mais de cette façon, tout le monde sait nos affaires. Et croyez-vous, je vous prie, moi qui ai toujours fui la mauvaise compagnie, que je prenne plaisir à me voir dans la Gazette ?

Notre vigne n'est point si chétive qu'on le voudrait bien faire croire. Les vieilles souches, à vrai dire, sont pourries jusqu'au cœur, et le fruit n'en vaut guère ; mais un jeune plant s'élève, qui va prendre le dessus et couvrir tout bientôt. Laissez-le croître avec cette vigueur, cette sève, seulement cinq ou six ans encore, et vous m'en direz des nouvelles. Si vous me promettiez de tenir votre langue, je vous conterais… mais non ; car vous iriez tout dire, et je suis averti ; je vous conterais nos élections, comment tout cela s'est passé, la messe du Saint-Esprit, le noble pair et son urne, le club des gentilhommes, l'embarras du préfet, et d'autres choses non moins utiles à savoir qu'agréables ; mais quoi ! vous ne pouvez rien taire ; un peu de discrétion est bien rare aujourd'hui. Les gens crèveraient plutôt que de ne point jaser, et vous tout le premier. Vous ne saurez rien cette fois ; pas un mot, nulle nouvelle ; pour vous punir, je veux ne vous rien dire, si je puis.

Oui, par ma foi, c'était une chose curieuse à voir. Figurez-vous, sur une estrade, un homme tout brillant de crachats ; devant lui une table, et sur la table une urne. Si vous me demandez ce que c'est que cette urne, cela m'avait tout l'air d'une botte de sapin. L'homme, c'était le Président comte Villemanzy, noble pair, dont le père n'était ni pair ni noble, mais procureur fiscal, ou quelque chose d'approchant. Je note ceci pour vous qui aimez la nouvelle noblesse. Jadis la Rochefoucauld était de votre avis, il la voulait toute neuve ; neuve elle se vendait alors ; elle valait mieux. La vieille ne se vendait pas. Pour moi ce m'est tout un, l'ancienne, la nouvelle, la Tremouille ou Godin, Rohan ou Ravigot, j'en donne le choix pour une épingle.

Il tira de sa poche une longue écriture (c'est le président que je dis), et lut : Le roi tout seul pouvait faire les lois ; en avait le droit et la pleine puissance ; mais, par un rare exemple de bonté paternelle, il veut bien prendre notre avis. Je n'entendis pas le reste ; on cria vive le roi, les princes, les princesses et le duc de Bordeaux. Puis le président se lève. Nous étions au parterre quelque deux cent cinquante, choisis par le préfet pour en choisir d'autres qui doivent lui demander des comptes. Le président, debout, nous donna des billets sur lesquels chacun de nous devait écrire deux noms ; mais il fallait jurer d'abord. Nous jurâmes tous. Nous levâmes la main de la meilleure grâce du monde et en gens exercés ; puis, nos billets remplis, le Président les reprenait avec le doigt index et le pouce seulement, ses manchettes retroussées, les remettait dans la botte, d'où nous vîmes sortir un ultraroyaliste et un ministériel.

Sans être son compère j'avais parié pour cela, et deviné d'abord ce qui devait sortir de la boîte ou de l'urne, par un raisonnement tout simple, et le voici : Nous étions trois sortes de gens appelés là par le préfet, gens de droite, aisés à compter ; gens de gauche, aussi peu nombreux ; et gens du milieu à foison, qui, se tournant d'un côté, font le gain de la partie, et se tournent toujours du côté où l'on mange. Or, en arrivant, je sus que tous ceux de la droite dînaient chez le préfet ou chez l'homme aux crachats avec ceux du milieu, et que ceux de la gauche ne dînaient nulle part. J'en conclus aussitôt que leur affaire était faite ; qu'ils perdraient la partie, et payeraient le dîner dont ils ne mangeaient pas : je ne me suis point trompé.

J'étais là le plus petit des grands propriétaires, ne sachant où me placer parmi tant d'honnêtes gens qui payaient plus que moi, quand je trouvai, devinez qui ? Cadet Roussel, vieille connaissance, à qui je dis, en l'abordant : Qu'as-tu, Cadet ? puis je me repris : Qu'avez-vous, M. de Cadet ? (car c'est sa nouvelle fantaisie de mettre un de avec son nom, depuis qu'il est éligible et maire de sa commune). Je vous vois soucieux et inquiet. Ce n'est pas sans sujet, me dit-il. J'ai trois maisons, comme vous savez : l'une est celle de mon père, où je n'habite plus ; l'autre appartenait ci-devant à M. le marquis de… chose, qui s'en alla, je ne sais pourquoi, dans le temps de la révolution. J'achetai sa maison pendant qu'il voyageait. C'est celle où je demeure et me trouve fort bien. La troisième appartenait à Dieu, et de même je m'en suis accommodé. Je viens de voir là-bas, vers la droite, des gens qui parlaient de restituer, et disaient que de mes trois maisons, la dernière doit retourner à Dieu, les deux autres pourraient servir à recomposer une grande propriété pour le marquis. A ce compte, je n'aurais plus de maison. Je vous avoue que cela m'a donné à penser. C'est dommage pour vous, lui dis-je, que d'autres comme vous, peu amis de la restitution, ne se trouvent point ici. On ne les a pas invités, et je m'étonne de vous y voir. Ah ! me dit-il, c'est que je pense bien. Je ne pense point comme la Canaille. Je vois la haute société, ou je la verrai bientôt du moins, car mon fils me doit présenter chez ses parents. - Qui ? quels parents ? Eh ! oui, mon fils de la Rousseliere se marie ; ne le savez-vous point ? il épouse une fille d'une famille… Ah ! il sera dans peu quelque chose. J'espère par son moyen arranger tout. - J'entends, vous voudriez par son moyen voir la haute société et ne point restituer. - Justement. - Garder l'hôtel de chose et y recevoir le marquis. - C'est cela. - Vous aurez de la peine.

Comme je regardais curieusement partout, j'aperçus Germain dans un coin, parlant à quelques-uns de la gauche ; il semblait s'animer, et, m'approchant, je vis qu'il s'agissait entre eux de ce qu'on devait écrire sur ces petits billets. Ecrivez, disait-il, écrivez le bonhomme Paul, qui demeure là-haut, sur le coteau du Cher. Il n'est pas jacobin, mais il ne veut point du tout qu'on pende les jacobins ; il n'aime pas Bonaparte, mais il ne veut point qu'on emprisonne les bonapartistes : nommez-le, croyez-moi. Il sait écrire, parler ; il vous défendra bien : vous êtes sûrs au moins qu'il ne vous vendra pas ; c'est quelque chose à présent. - Non, répondirent-ils, ce Paul n'est pas des nôtres. - Il en sera bientôt, reprit Germain, car on l'a vu toujours du parti opprimé. Aristocrate sous Robespierre, libéral en 1815, il va être pour vous et ne vous renoncera que quand vous serez forts, c'est-à-dire insolents. - Non, nous voulons des nôtres. - Mais personne n'en veut ; vous allez être seuls, et que pensez-vous faire ? - Rien, nous voulons ceux-là. Ils ne savent pas grand'chose, et sont peut-être un peu sujets à caution. Mais ce sont nos compères, et Paul, dont vous parlez, n'est compère de personne. Germain, à ce discours : Mes amis, leur dit-il, je crois que vous serez pendus, vous et les vôtres, oui, pendus à vos pruniers, et j'aurai le plaisir d'y avoir contribué. Car je vais de ce pas me joindre à messieurs de droite, et voter avec eux. Que me faut-il à moi ? culbuter les ministres ? pour cela les ultras sont aussi bons que d'autres, sinon meilleurs. Adieu.

Je voulais passer avec lui du côté des honnêtes gens. Mais en chemin je trouvai des ministériels qui parlaient de places, et disaient : Il n'y en a point qui soit sûre. Comme j'entends un peu la fortification, je m'arrêtai à les écouter. Il n'y en a pas une, disaient-ils, sur laquelle on puisse compter. C'est sans doute, leur dis-je, que les remparts ne sont pas bien entretenus, ou faute d'approvisionnement ! Ils me regardaient étonnés. Oui, reprit un d'eux, que je meure s'il y a une place à présent qu'aucune compagnie d'assurance voulut garantir pour un mois. Cependant, leur dis-je, il me semble qu'avec de grandes demi-lunes, des fronts en ligne droite et un bon défilement, on doit tenir un certain temps. Ils me regardèrent plus surpris que la première fois, et le même homme continua : Ma foi, vu leur peu de sûreté, les places aujourd'hui ne valent pas grand'chose. - Vous voulez dire, lui répliquai-je, que les meilleures ont été livrées à l'ennemi.

Comme je semblais les gêner, je m'en allai, fâché de quitter cette conversation ; et plus loin je rencontrai l'honnête procureur, qui passe pour mener tout le parti noble ici. C'est Calas ou Colas qu'on le nomme, je crois ; garçon d'un vrai mérite. Avez-vous remarqué que depuis quelque temps les nobles nulle part ne font rien, s'ils ne sont menés par des vilains ? Qu'est-ce que Lainé, de Villèle, Ravez, Donnadieu, Martainville, sinon les chefs de la noblesse, et tous vilains ? Sans eux, que deviendrait le parti des puissances étrangères, réduit à M. de Marcellus ? et chez ces puissances, qu'aurait fait la noblesse allemande, si les vilains ne l'eussent entraînée contre l'armée de Bonaparte, qui elle-même alla très bien, étant menée par des vilains, mal aussitôt qu'elle fut commandée par des nobles ? autre point à noter. Mais où en étions-nous ? à Colas, procureur et chef de la noblesse. Je suis content, disait-il, oui, je suis fort content de M. de Duras ; il a du caractère, et je n'aurais pas cru qu'un gentilhomme, un duc… aussi l'ai-je fait président de notre club des Carmélites, club d'honnêtes gens. Nous nous assemblâmes hier, lui président, moi secrétaire ; nous avons tous prêté serment entre les mains de M. le duc. Ils ont juré foi de gentilhomme, moi, foi de procureur, et j'ai fait le procès-verbal de la séance. Mais le bon de l'affaire, c'est que le préfet s'est avisé d'y trouver à redire. Là-dessus nous l'avons mené de la bonne manière, et M. de Duras a montré ce qu'il est. - Monsieur, lui a-t-il dit, je vous défends, au nom de mon gouvernement, de vous mêler des élections. Voilà parler, cela, et voilà ce que c'est que de la fermeté. Le pauvre préfet n'a su que dire. Je vous assure, moi, que la noblesse a du bon, et fera quelque chose, Dieu aidant, avec les puissances étrangères. Tout cela ne demande qu'à être un peu conduit, et j'en fais mon affaire.

Il continua, et je l'écoutais avec grand plaisir, quand le président, m'appelant, me donna un de ces billets où il fallait écrire deux noms. Pour moi, j'y voulais mettre Aristide et Caton. Mais on me dit qu'ils n'étaient pas sur la liste des éligibles. J'écrivis Bignon et un autre ; Bignon, vous le connaissez, je crois, celui qui ne veut pas qu'on proscrive ; et je m'en allai comme j'étais venu, à travers les gendarmes.

Je voudrais bien répondre à ce monsieur du journal. Car, comme vous savez, j'aime assez causer. Je me fais tout à tous, et ne dédaigne personne ; mais je le crois fâché. Il m'appelle jacobin, révolutionnaire, plagiaire, voleur, empoisonneur, faussaire, pestiféré, ou pestifère, enragé, imposteur, calomniateur, libelliste, homme horrible, ordurier, grimacier, chiffonnier. C'est tout, si j'ai mémoire. Je vois ce qu'il veut dire ; il entend que lui et moi sommes d'avis différent ; peut-être se trompe-t-il.

Il aime les ministres, et moi aussi je les aime ; je leur suis trop obligé pour ne pas les aimer. Jamais je n'ai eu recours à eux, qu'ils ne m'aient rendu bonne et prompte justice. Ils m'ont tiré trois fois des mains de leurs agents. C'est bien, si vous voulez un peu ce que ce Romain appelait beneficium latronis, non occidere. Mais enfin c'est beneficium. Et quand tout le monde est larron, le meilleur est celui qui ne tue pas.

J'aime bien mieux les ministres que messieurs les jures nommés par le préfet, beaucoup mieux que les électeurs choisis par le préfet, beaucoup mieux que mes juges qu'on appelle naturels, et dont je n'ai jamais pu obtenir une sentence qui eut le moindre air d'équité. J'aime cent fois mieux le gouvernement ministériel qu'un jeu, une piperie, une ombre de gouvernement rimant en el ; je suis plus ministériel que monsieur du journal, et si je le suis gratis.

Il dit que nous sommes libres, et j'en dis tout autant ; nous sommes libres, comme on l'est la veille d'aller en prison. Nous vivons à l'aise, ajoute-t-il, et rien ne nous gène à présent. Je sens ce bonheur, et j'en jouis comme faisait Arlequin, dit-on, qui, tombant du haut d'un clocher, se trouvait assez bien en l'air, avant de toucher le pavé.

Il n'est que de s'entendre. Cet homme-là et moi sommes quasi d'accord, et ne nous en doutions pas. Il se plaint de mon langage. Hélas ! je n'en suis pas plus content que lui. Mon style lui déplaît ; il trouve ma phrase obscure, confuse, embarrassée. Oh ! qu'il a raison, selon moi ! Il ne saurait dire tant de mal de ma façon de m'exprimer, que je n'en pense davantage, ni maudire plus que je ne fais la faiblesse, l'insuffisance des termes que j'emploie. Autant la plupart s'étudient à déguiser leur pensée, autant il me fâche de savoir si peu mettre la mienne au jour. Ah ! si ma langue pouvait dire ce que mon esprit voit, si je pouvais montrer aux hommes le vrai qui me frappe les yeux, leur faire détourner la vue des fausses grandeurs qu'ils poursuivent, et regarder la liberté, tous l'aimeraient, la désireraient ! Ils connaîtraient en rougissant, qu'on ne gagne rien à dominer ; qu'il n'est tyran qui n'obéisse, ni maître qui ne soit esclave ; et perdant la funeste envie de s'opprimer les uns les autres, ils voudraient vivre et laisser vivre. S'il m'était donné d'exprimer, comme je le sens, ce que c'est que l'indépendance, Decazes reprendrait la charrue de son père, et le roi, pour avoir des ministres, serait obligé d'en requérir, ou de faire faire ce service à tour de rôle, par corvée, sous peine d'amende et de prison.

Sur les injures, je me tais : il en sait plus que moi ; je n'aurais pas beau jeu. Mais il m'appelle loustic, et c'est là-dessus que je le prends. Il dit, et croit bien dire, parlant de moi, le loustic du parti national, et fait là une faute, sans s'en douter, le bon homme ! Ce mot est étranger. Lorsqu'on prend le mot de puissances étrangères, il ne faut pas le changer. Les puissances étrangères disent loustig, non loustic, et je crois même qu'il ignore ce que c'est que le loustic dans un régiment Teutsche. C'est le plaisant, le jovial qui amuse tout le monde, et faire rire le régiment, je veux dire les soldats et les bas officiers ; car tout le reste est noble, et, comme de raison, rit à part. Dans une marche, quand le loustic a ri, toute la colonne rit, et demande : Qu'a-t-il dit ? Ce ne doit pas être un sot. Pour faire rire des gens qui reçoivent des coups de bâton, des coups de plat de sabre, il faut quelque talent, et plus d'un journaliste y serait embarrassé. Le loustig les distrait, les amuse, les empêche quelquefois de se pendre, ne pouvant déserter ; les console un moment de la schlague, du pain noir, des fers, de l'insolence des nobles officiers. Est-ce là l'emploi qu'on me donne ? Je vais avoir de la besogne. Mais quoi ? j'y ferai de mon mieux. Si nous ne rions encore, quoi qu'il puisse arriver, il ne tiendra pas à moi ; car j'ai toujours été de l'avis du chancelier Thomas Morus : Ne faire rien contre la conscience, et rire jusqu'à l'échafaud inclusivement. Comme cet emploi d'ailleurs n'a point de traitement, ni ne dépend des ministres, je m'en accommode d'autant mieux.

Tout cela ne serait rien, et je prendrais patience sur les noms qu'il me donne. Mais voici pis que des injures. Il me menace du sabre, non du sien, je ne sais même s'il en a un, mais de celui du soldat. Ecoutez bien ceci : Quand le soldat, dit-il (faites attention ; chaque mot est officiel, approuvé des censeurs), quand le soldat voit ces gens qui n'aiment pas les hautes classes, les classes à privilège, il met d'abord la main sur la garde de son sabre. Tudieu ! ce ne sont pas des prunes que cela. Le chiffonnier valait mieux. On ne me sabre pas encore, comme vous voyez ; mais on tardera peu ; on n'attend que le signal du noble qui commande. Profitons de ce moment ; je quitte mon journaliste, et je vais au soldat. Camarade, lui dis-je ! Il me regarde à ce mot : Ah ! c'est vous bonhomme Paul. Comment se portent mon père, ma mère, ma sœur, mes frères et tous nos bons voisins ? Ah ! Paul, ou est le temps que je vivais avec eux et vous, vous souvient-il ? labourant mon champ près du votre. Combien ne m'avez-vous pas de fois prêté vos bœufs lorsque les miens étaient las ! Aussi vous aidais-je à semer, ou serrer vos gerbes, quand le temps menaçait d'orage. Ah ! bonhomme, si jamais… Comptez que vous me reverrez. Dites à mes bons parents qu'ils me reverront, si je ne meurs. - Tu n'as donc point, lui dis-je, oublié tes parents ? - Non plus que le premier jour. - Ni ton pays ? - Oh ! non. Pays de mon enfance ! terre qui m'as vu naître ! - Mon ami, tu es triste. Tu te promènes seul ; tu fuis tes camarades ; tu as le mal du pays. - Nous l'avons tous, bonhomme Paul.

Saint-Avertin Touché de pitié, je m'assieds, et il continue : Vous savez, père Paul, comment je vivais chez nous, toujours travaillant, labourant ou façonnant ma vigne, et chantant la vendange ou le dernier sillon ; attendant le dimanche pour faire danser ma Sylvine aux assemblées de Véretz ou de Saint-Avertin. On m'a ôté de là pourquoi ? pour escorter la procession, ou bien prendre les armes lorsque le bon Dieu passe. On m'apprend la charge en douze temps. A quoi, bon ? Pour quelle guerre ? On s'y prend de manière à n'avoir jamais de querelle avec les puissances étrangères. Pourquoi donc charger, et sur qui faire feu ? Je sers ; mais à quoi sers-je ? A rien, bonhomme Paul. Tout cela nous ennuie, et nous fait regretter le pays dans nos casernes. Ah ! Véretz ! ah ! Sylvine ! ah ! mes bœufs, mes beaux bœufs ! Fauveau à la raie noire, et l'autre qui avait une étoile sur le front ! Vous en souvient-il, bonhomme Paul ?

Là-dessus, sans répondre, je lui glisse ce mot : Sais-tu bien ce qu'on m'a dit de toi ? Mais je n'en crois rien. Je me suis laissé dire que tu voulais nous sabrer. - Moi, vous sabrer, bonhomme ! Quiconque vous l'a dit est un… - Oui, mon ami, c'est un gazetier censuré.

Mais que fais-tu ? Comment te trouves-tu à ton régiment ? Es-tu content, dis-moi, de tes chefs ? - Fort content, bonhomme, je vous jure. Nos sergents et nos caporaux sont les meilleures gens du monde. Voilà là-bas Francisque, notre sergent-major, brave Soldat, bon enfant ; il a fait les campagnes d'Egypte et de Russie, et il a fait aujourd'hui sa première communion. - Tout de bon ? - Oui vraiment ; c'est aujourd'hui le numéro cinq, demain ce sera le numéro six. - Comment ? que veux-tu dire ? - Nous communions par numéros de compagnie, la droite en tête. - Fort bien. Tes officiers ? - Mes officiers ? Ma foi, je ne les connais guère. Nous les voyons à la parade. Nous autres soldats, bonhomme Paul, nous ne connaissons que nos sergents. Ils vivent avec nous, ils logent avec nous, ils nous mènent à vêpres. - En vérité ? Cependant tu dois savoir, mon cher, si ton capitaine te veut du bien. - Notre capitaine n'a pas rejoint ; nous ne l'avons jamais vu. Il prêche les missions dans le Midi. - Bon ! Mais ton colonel ? - Oh ! celui-là ; nous l'aimons tous. C'est un joli garçon, bien tourné, fait à peindre, bel homme en uniforme, jeune ; il est né peu de temps avant l'émigration. Dis-moi : il a servi ? - Oh ! oui ; en Angleterre il a servi la messe ; et il y paraît bien, car il aime toujours l'Angleterre et la messe.

A ce que je puis voir, tu ne te soucies point de rester au régiment, de suivre jusqu'au bout la carrière militaire. - Où me mènerait-elle ? Sergent après vingt ans, la belle perspective ! - Mais, par la loi Gouvion, ne peux-tu pas aussi devenir officier ? - Ah ! officier de fortune ! Si vous saviez ce que c'est ! J'aime mieux labourer et mener bien ma charrue, que d'être ici lieutenant mal mené par les nobles. Adieu, bonhomme Paul ; la retraite m'appelle. Au revoir, mon bonhomme. - Au revoir, mon ami.

A quatre pas de là, je trouve le seigneur du fief de Haubert, et je lui dis : Mon gentilhomme, vous n'aurez jamais ces gens-là. - Pourquoi, s'il vous plaît ? - C'est qu'ils ont en tête de l'avancement. Vous voulez toutes les places, mais surtout vous voulez toutes les places d'officier, et vous avez raison ; car sans cela point de noblesse. Eux veulent avancer. Le marquis aura beau faire, c'est une fantaisie qu'il ne leur ôtera pas. Je ne vois guère moyen de vous accommoder. M. Quatremère de Quincy, bourgeois de Paris, vous accordera ce que vous voudrez : privilèges, pensions, traitements, et la restitution, et la substitution, et la grande propriété. Vous le gagnerez aisément en l'appelant mon cher ami, et lui serrant la main quelquefois. Mais les soldats ne se payent point de cette monnaie. Pour lui, l'ancien régime est une chose admirable, c'est le temps des belles manières ; mais, pour les soldats, c'est le temps des coups de bâton. Vous ne les ferez pas aisément consentir à rétrograder jusque-là. Puis le public est pour eux. On sait qu'un bon soldat est un bon officier et un bon général, tant qu'il ne se fait point gentilhomme. On ne le savait pas autrefois. En un mot comme en cent, vous n'aurez jamais en ce pays une armée à vous. - Nous aurons les gendarmes et le procureur du roi.

P. S. M. le Tissier, le dernier de nos députés (j'entends dernier nommé) nous assure, par une circulaire, qu'il a de la vertu plus que nous ne croyons. Il n'acceptera, nous dit-il, ni places, ni titres, ni argent. Beau sacrifice ! car sans doute on ne manquera pas de lui tout offrir. Ses talents oratoires, ses rares connaissances, sa grande réputation vont lui donner une influence prodigieuse sur l'assemblée des députés de la nation. Les ministres tenteront tout pour s'acquérir un homme comme M. le Tissier ; mais leurs avances seront perdues ; il n'acceptera rien, dit-il, quand on voudrait le faire gentilhomme et le mettre à la garde-robe.

On va ici couper le cou à un pauvre diable pour tentative d'homicide. Il se plaint, et dit à ses juges : Supposons qu'en effet j'aie voulu tuer un homme. Vous connaissez des gens qui ont tenté de faire tuer la moitié de la France par les puissances étrangères. Ils voulaient de l'argent, et moi aussi. Le cas est tout pareil. Vous n'avez contre moi que des preuves douteuses ; vous avez leurs notes secrètes signées d'eux ; vous me coupez le cou, et vous leur faites la révérence.

Je lis avec grand plaisir les Mémoires de Montluc. C'est un homme admirable, il raconte des choses ! par exemple, celle-ci : Un jour, il avait pris quinze cents huguenots, et ne sachant qu'en faire, il écrit à la cour. Le roi lui mande de les bien traiter. La reine lui fait dire de les tuer. Le roi, qui alors négociait avec leur parti, se flattait d'un accommodement. Voilà le bon maréchal en peine entre deux ordres si contraires. Enfin il se décide. Je crus, dit-il, ne pouvoir faillir en obéissant à la reine. Je tuai mes huguenots, et fis bien ; car le traité manqua, la guerre continua, et la reine me sut gré de tout. Ce livre est plein de traits pareils. Mais, pour entendre la fin, il faut savoir l'histoire du temps. Il y avait en France alors deux gouvernements.

Est-il donc vrai que les notes secrètes ne savent plus où s'adresser, et que tout se brouille là-bas ? Leurs excellences européennes veulent, dit-on, se couper la gorge : l'Anglais défie l'Allemand. Celui-ci, plus rusé, lui joue d'un tour de diplomate, gagne le postillon de milord, qui verse Sa Grâce dans un trou, pensant bien lui rompre le cou. Mais l'Anglais roule jusqu'au fond sans s'éveiller, et cuve son vin ; puis, sorti de là, demande raison. Voilà les contes qu'on nous fait, et nous écoutons tout cela. Que vous êtes heureux à Paris de savoir ce qui se passe, et de voir les choses de près, surtout la garde-robe et Rapp dans ses fonctions ! C'est là ce que je vous envie.

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