Paul-Louis Courier

Courrierist, lampooner, polemist
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prec A Herminie Clavier A sa femme1 A sa femme de Luynes Suiv

Au Havre le 25 août 1814.

J Le_Havre Le Havre au XIXe siècle
 
e relis ta lettre du 14. Car je n'en ai point d'autres de toi. Tu m'en as sûrement écrit depuis, qui viendront j'espère ; mais je n'ai reçu que celle-là. Ton sermon me fait grand plaisir. Tu me prêches sur la nécessité de plaire aux gens que l'on voit et de faire des frais pour cela ; et comme s'il ne tenait qu'à moi, tu m'y engages fort sérieusement et le plus joliment du monde. Tu ne peux rien dire qu'avec grâce. Mais je te répondrai, moi : ne forçons point notre talent, c'est La Fontaine qui l'a dit2. Si Dieu m'a créé bourru3, bourru je dois vivre et mourir, et tous les efforts que je ferais pour paraître aimable ne seraient que des contorsions qui me rendraient plus haïssable. D'ailleurs, veux-tu que je te dise ? Je suis vieux4, je ne puis plus changer. C’est toi qui te corrigerais si quelque chose te manquait pour plaire. Et remarque encore je te prie. Tu me compares aux gens [que tu vois qui sont heureux chez eux et à leur aise chez toi5 ; ils y sont avec leurs amis ; moi, entre ta mère et ta sœur, trouves-tu que ce soit la même chose ? Tu m’as vu durant les trois mois chaque jour au milieu de tes parents à table et ailleurs, caressé comme jamais chien ne le fut dans aucun jeu de quilles, et c’est là, dis-moi, que tu voudrais que j’eusse été charmant comme tes messieurs du bon genre ! Rappelle-toi les mines rebutantes et les réponses sèches de ta mère, et les insultes de ta sœur, et les propos des domestiques, les marques de ahine et de mépris qu’on me prodiguait devant tout le monde. Tu t’étonnes qu’environné de tant de douceurs, je ne fusse pas d’aussi bonne humeur qu’un jeune homme fêté, chéri d’une famille dont il fait le bonheur ; moi, ma chère, je ne conçois pas que dès le premier jour je n’aie pas envoyé faire f… toute ta parenté, comme j’ai fait vingt fois dans ma vie à des gens qui valaient bien mieux et dont j’avais moins à me plaindre. M. Feutrier est aimable ; belle merveille ! Il est heureux, et pourquoi cela ? c’est qu’avec une femme qu’il aime, il n’a ni belle-mère, ni belle-sœur, et que sa femme aussi n’est ni hy…6 ni a…7 Mon dessein n’est pas de te piquer. Je sais que tu veux être sage. Je connais ton cœur et l’innocence de tes intentions. Mais bon Dieu que tu es enfant. Car enfin tout le mal est venu de là. Rien que cette maudite invention de faire le portrait de madame Langlois…]8 mais oublions cela et parlons d'autre chose.
[Comment allons-nous faire maintenant ? Voilà l’embarras. Nous ne saurions encore, comme je l’ai dit dans ma dernière lettre, aller en Italie ; mais nous le pourrons dans six mois. Prendre un appartement et monter un ménage pour si peu de temps serait folie. Quant à me remettre chez ta mère sur le même pied, je l’avoue, vingt coups de fouet bien appliqués chaque jour, soir et matin, me paîtraient doux au prix d’une pareille vie. Le résultat c’est qu’au bout du compte, je ne sais, ma foi, quel parti prendre. Dieu nous inspirera peut-être. En attendant je reste ici et ne retourne point à Paris que je ne sache comment nous y serons et que je n’y voie pour nous deux une existence supportable.]9
Ma façon de vivre est assez douce ici quoique je n’y connaisse personne, ou peut-être est-ce pour cette raison que je m'y trouve bien. Je me promène, je griffonne pour passer le temps, mais surtout je nage deux fois par jour avec un plaisir [ ? ]10 ; [cela me tient lieu de paume]11 J'ai fait des progrès [comme nageur et mon école de Paris m’a bien profité ; il y avait là d’habiles gens. J’y ai, pour ainsi dire, étudié d’après les grands maîtres et me voilà un tout autre homme, dans l’eau du moins]12, comme Raphaël quand il eut vu les peintures de Michel-Ange. Il me faut si peu de mouvement pour me soutenir sur la mer que j'y reste des heures entières sans me fatiguer ni penser seulement où je suis et que j'ai sous moi un abîme. Car je me fais conduire loin du bord13 : Là je suis bercé par les vagues. [J’oublie belle-mère et beau-père et belle-sœur (que de beautés !)]14. J'oublie mes chagrins, mes sottises pires que tout le reste. [L’onde amère, si j’en bois quelquefois, me fait moins mal au cœur que la vue et les propos de gens que tu connais.
Quand je dis que je reste ici, c’est une façon de parler ; car dans peu je retourne à Rouen, d’où je compte aller à Amiens. Mais écris-moi toujours à Rouen, poste restante.]15

Mon bonheur dépend de toi. [Ma joie, mon plaisir de toi seul,]16 douces paroles dont peut-être à présent tu ne te souviens plus. C'est pourtant de ta dernière lettre. Ce ne sont pas seulement ces choses-là qui me les font aimer tes lettres ; mais c'est que vraiment tu écris bien et mieux que ceux ou celles qui ont cette prétention. Ton expression est toujours juste et tu as de certaines façons de dire… tu te peins toi-même dans ton style et moi qui te connais je vois à chaque mot ton geste, ton regard, et ce parler si doux et ces manières qui m'ont conduit au 12 mai. Il y a cependant quelque chose à dire à cette lettre. C’est que tu ne me parles guère de toi. Tu n'entres dans aucun détail et ne me dis point ce que tu fais. J’étais là telle chose m’arrive. Sans doute tu ne peux pas tout dire. Me conterais-tu bien par exemple, tout ce qui s'est passé dans cette chambre depuis mon départ jusqu'au jour où vous partîtes pour la campagne ? Non. Je n’ai garde assurément d’exiger cela. Mais quelque jour tu te tromperas d'adresse et je recevrai une lettre écrite pour Madame Montgolfier ou pour quelque autre personne. Le voudrais-je ? Toute réflexion faite, il vaut mieux que cela n'arrive pas et je te prie d'y prendre garde. Heureux cependant ceux qui sont dans ta confidence.
Le chocolat quoiqu’on en dise, t’es bon. Je te conseille d’en prendre tous les jours. Achète-le, si tu m’en crois, chez la veuve Toutain17.


[1] Nous n’avons pas repris la notice que l’on trouve périodiquement dans l’édition Sautelet de la correspondance de Courier. Nous faisons exception avec celle-ci parce qu’elle permet d’en mieux comprendre la singulière teneur.
« L'irrésolution qui avait retardé le mariage de Courier dura quelques mois encore après. Son caractère indépendant se plia difficilement à l'idée d'être lié pour jamais. Un beau jour il partit, disait-il, pour la Touraine, et de fait il y fut. Mais de là revenant sans s'arrêter à Paris, il alla sur les côtes de Normandie. Il y oublia mariage et famille pour se livrer encore à cette vie aventureuse qu'il avait menée si longtemps ; et, tenté par l'occasion d'un vaisseau frété pour le Portugal, il allait s'embarquer. Le souvenir et les lettres de sa jeune femme l'ayant rappelé, il se contenta d'une course à Rouen, le Havre, Dieppe, Amiens, Honfleur, etc., et enfin, revenu à Paris, se fit à sa nouvelle situation. Il ne quittait plus sa femme qu'à regret, et pour des affaires indispensables.
Madame Montgolfier était la femme de Joseph Montgolfier, fils du célèbre Montgolfier des aérostats. »
Aucune lettre d’Herminie écrite à Courier à cette période de leur vie n’a été publiée.  Note1
[2] Premier vers de la fable L’âne et le petit chien.  Note2
[3] Courier qui écrivait un français parfait savait que « bourru » signifie « D'une rudesse qui n'exclut pas la bienveillance ». Les commentateurs en ont souvent induit que Courier fut de méchante humeur, désagréable dans son comportement, une sorte de misanthrope, ce qui est contredit par sa maîtrise des codes sociaux. Reconnaissons cependant qu’en cas de nécessité, il brisait sans barguigner avec qui lui déplaisait.  Note3
[4] Courier avait 42 ans et son épouse était dans sa 20e année.  Note4
[5] Herminie et Courier habitaient chez les Clavier et cette cohabitation n’était pas sans poser de problème.  Note5
[6] Ni hypocrite ?  Note6
[7] Ni amoureuse ?  Note7
[8] Ce long passage entre crochets n’existe pas dans l’édition Sautelet ni dans les suivantes. On comprend pourquoi : Herminie dut trouver préférable de ne pas les conserver.  Note8
[9] Idem note 8.  Note9
[10] Sautelet précise « infini ». Peut-être est-ce « ineffable ».  Note10
[11] Omis par Sautelet. Courier était un joueur de paume accompli.  Note11
[12] Chez Sautelet, on trouve : « dans cet art. Mon école de natation à Paris m'a bien profité; j'y ai fait de nouvelles études en regardant les grands nageurs, et me voilà un tout autre homme ».  Note12
[13] Sautelet imprime « je me fais conduire en pleine mer ».  Note13
[14] Omis par Sautelet.  Note14
[15] Ces deux paragraphes entre crochets ne figurent pas chez Sautelet.  Note15
[16] Idem note 15.  Note16
[17] Cette fin de lettre est remplacée chez Sautelet par : « Quand je dis que je reste ici, c'est une façon de parler; je vais bientôt retourner à Rouen, d'où je compte aller à Amiens ; mais écris-moi toujours à Rouen poste restante. »  Note17

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