Paul-Louis Courier

Courrierist, lampooner, polemist
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A Madame
Madame Courier
Rue des 4 Fils n°15
A Paris

Luynes le 3 février 1816.

J Luynes Luynes
 
e me lève matin pour t'écrire. Il me faut aujourd'hui voir les gens du domaine pour réclamer la maison du garde, qui réellement nous appartient comme ayant de tout temps fait partie de la forêt. C'est une raillerie de prétendre avoir vendu le pot et non l'anse. Si nous gagnons ce point c’est mille écus de diminués sur notre marché. L’affaire de Paris doit se terminer aujourd’hui ; j'aurai encore une course à faire pour revoir cette maison à vendre, et puis je partirai pour Paris. Je ne compte me reposer que dans la voiture.
Tu te rappelles ces gens qui ne veulent pas qu'un paysan mange, boive et porte une chemise. J'allai l'autre jour chez M. Précontais de la Renardière, qui est un de nos débiteurs. Je le trouvai en famille. Il n'avait point d'argent, me dit-il, ce sont les paysans qui ont tout, et si cela continue la noblesse mourra de faim ou sera obligée de faire quelque chose. Qu'il se vende un quartier de pré, c'est un paysan qui l'achète. Chacun a maintenant sa goulée de benace1. Ces gens-là mangent de la viande, boivent du vin, ont des souliers : cela se peut-il souffrir ? J'abondai dans son sens, et je le fis frémir en lui racontant une chose dont je venais d'être témoin. Croiriez-vous bien, lui dis-je, que Jean Coudrai le vigneron… écoutez ceci, je vous prie. Je viens de chez Jean Coudrai. Il me devait quelqu’argent qu'il m'a payé sur-le-champ. Sa femme m'a voulu donner à déjeuner. Mais elle, que pensez-vous qu'elle prenne à déjeuner ? Du café à la crème. Cela leur fit dresser les cheveux à la tête. Du café à la crème ! Tout le monde s'écria : du café à la crème ! Nous convînmes tous que les choses ne pouvaient durer ainsi, et je les quittai en faisant des vœux bien sincères pour le retour du bon temps. Car ils me paieront, j'imagine, quand les paysans mourront de faim et seront couverts de haillons.
Je viens de chez Bidaut, il se charge de la créance de Paris. J’ai signé la cession de ma créance, c’est une affaire faite. Je voulais t'en dire plus long, mais Bidaut m'a envoyé chercher dès huit heures du matin. Je suis comme Petit-Jean2, je n'aime pas qu'on m'interrompe. Adieu.


[1] En Touraine, la benace est une charrue de forme singulière et la goulée renvoie à la « goule » autrement dit la bouche (ou gueule). Une goulée de benace est une surface de terrain que l'on peut labourer en un jour avec une benace.  Note1
[2] Personnage de la comédie de Racine Les Plaideurs.  Note2

trait

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