Paul-Louis Courier

Courrierist, lampooner, polemist
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prec Lettre VII Lettre VIII au rédacteur du Censeur Lettre IX Suiv

Véretz, le 12 février 18201

Monsieur,

V ous vous fâchez contre M. Decazes, et je crois que vous avez tort. Il nous méprise, dites-vous. Sans doute cela n’est pas bien. Mais d’abord, je vous prie, d’où le pouvez-vous savoir, que M. Decazes nous méprise ? quelle preuve en avez-vous ? Il l’a dit. Belle raison ! Vous jugez par ce qu’il dit de ce qu’il pense. En vérité, vous êtes simples. Et s’il disait tout le contraire, vous l’en croiriez. Il n’en faudrait pas davantage pour vous persuader que M. le comte nous honore, nous estime et révère, et n’a rien tant à cœur que de nous voir contents. Un homme de cour agit-il, parle-t-il d’après sa pensée ? Il l’a dit, je le veux, plusieurs fois, publiquement et en pleine assemblée, à la droite, à la gauche ; eh bien ! que prouve cela ? qu’il entre dans ses vues, pour quelque combinaison de politique profonde que nous ignorons vous et moi, de parler de la sorte, de se donner pour un homme qui fait peu de cas de nous et de nos députés ; qui craint Dieu et le congrès et n’a point d’autre crainte ; se moque également de la noblesse et du tiers, n’ayant d’égard que pour le clergé. Voilà certainement ce qu’il veut qu’on croie pour lui ; mais de là à ce qu’il pense, vous ne pouvez rien conclure, ni même former de conjectures, fussiez-vous son intime ami, son confident, ou, mieux, son valet de chambre. Car il n’est pas donné à l’homme de savoir ce que pense un courtisan, ni s’il pense. O altitudo !2
Vous n’avez donc nulle preuve, et n’en sauriez avoir, de ces sentiments que vous attribuez au premier ministre ; mais quand vous en auriez, quand nous serions certains (comme à vous dire vrai, j’y vois de l’apparence) que M. Decazes au fond n’a pas pour nous beaucoup de considération, faudrait-il nous en plaindre et nous en étonner ? Il nous voit si petits de ces hautes régions où la faveur l’emporte, qu’à peine il nous distingue ; il ne nous connaît plus ; il ne se souvient plus des choses d’ici bas, ni d’avoir joué à la fossette. Et, en un autre sens, M. Decazes est de la cour ; il n’est pas de Paris, de Gonesse ou de Rouen, comme, par exemple, nous sommes de notre pays, chacun de son village, et tous Français ; mais lui : la cour est mon pays, je n’en connais point d’autre3 ; et, de fait, y en a-t-il d’autre ? On le sait ; dans l’idée de tous les courtisans, la cour est l’univers ; leur coterie, c’est le monde ; hors de là, c’est néant. La nature, pour eux, se borne à l’œil de bœuf. La faveur, la disgrâce, le lever, le débotter, voilà les phénomènes. Tout roule là-dessus. Demandez-leur la cause du retour des saisons, du flux de l’Océan, du mouvement des sphères ; c’est le petit coucher. Ainsi M. Decazes, absorbé tout entier dans la contemplation de l’étiquette, des présentations, du tabouret, des préséances, ne nous méprise pas à proprement parler. Il nous ignore.
Mais soit, je veux, pour vous satisfaire, qu’il ait sa pensée, comme un homme du commun, naïvement, sans détour, ainsi qu’il eût pu faire avant d’être ce qu’il est ; qu’enfin, il nous méprise, ayant pour nous ce dédain qu’à sa place montrèrent pour la gent gouvernée, Mazarin, Bonaparte, Alberoni, Dubois : je lui pardonne encore, et comme moi, Monsieur, vous lui pardonnerez, si vous faites attention à ce que je vais vous dire. On juge par ce qu’on voit, ce qu’on ne voit pas ; du tout, par la partie que l’on a sous les yeux. Faiblesse de nos sens et de l’entendement humain ! on juge d’une nation, d’une génération, de tous les hommes, par ceux avec qui l’on déjeune ; et ce voyageur disait, apercevant l’hôtesse : Les femmes ici sont rousses. Ainsi fait M. Decazes, ainsi faisons-nous tous. Cette nation qu’il méprise, nous l’estimons ; pourquoi ? C’est qu’à nos yeux s’offrent des gens dont la vie tout entière s’emploie à des choses louables, et de qui l’existence est fondée sur le travail, père des bonnes mœurs, la foi dans les contrats, la confiance publique, l’observation des lois. Je vois des laboureurs aux champs, dès le matin, des mères occupées du soin de leur famille, des enfants qui apprennent les travaux de leur père, et je dis (supposant qu’ils jeûnent le carême), il y a d’honnêtes gens. Vous voyez à la ville des savants, des artistes, l’honneur de leur patrie, de riches fabricants, d’habiles artisans, dont l’industrie, chez nous, secondée par la nature, lutte contre les taxes et les encouragements ; une jeunesse passionnée pour tous les genres d’étude et de belles connaissances, instruite, non par ses docteurs, de ce qui plus importe à l’homme de savoir, et mieux inspirée qu’enseignée sur le véritable devoir. Vous n’avez garde, je le crois, de mal penser des Français, de mépriser cette nation, la connaissant par-là. Mais le comte Decazes, par où nous connaît-il ? et que voit-il ? La cour.
Mazarin, étant roi, disait familièrement aux grands qui l’entouraient : «  Affe (dans son langage demi-trasteverin4 ), vous m’aviez bien trompé, signori Francesi, avant que j’eusse l’honneur de vous voir, comme je fais. Que je sois impiso5 si je me doutais d’abord de votre caractère. Je vous trouvais un air de fierté, de courage, de générosité. Non, je ne plaisante point : je vous croyais du cœur. Je m’en souviens très bien, quoiqu’il y ait longtemps. » Ceci est dit notable, et vient à mon propos. Jules Mazzarini, arrivant de son pays avec peu d’équipage et petit compagnon, estime les Français, parce qu’il voit la nation ; devenu cardinal, ministre, il les méprise, parce qu’il voit la cour, et cependant la cour était alors polie.
Je ne la vois pas, moi ; de ma vie ne l’ai vue, ni ne la verrai, j’espère, mais j’en ai ouï parler à des gens instruits. Les témoignages s’accordent, et par tous ces rapports, autant que par calcul, méthode géodésique et trigonométrique, je suis parvenu, Monsieur, à connaître la cour mieux que ceux qui n’en bougent ; comme on dit que d’Anville6, n’étant jamais sorti, je crois, de son cabinet, connaissait mieux l’Égypte que pas un Égyptien ; et d’abord je vous dirai, ce qui va vous surprendre, et que je pense avoir le premier reconnu : la cour est un lieu bas, fort bas, fort au-dessous du niveau de la nation. Si le contraire paraît, si chaque courtisan se croit, par sa place, et semble élevé plus ou moins, c’est erreur de la vue, ce qu’on nomme proprement illusion optique, aisée à démontrer. Soit A le point où se trouve M. Decazes à cette heure (haut selon l’apparence, comme serait un cerf-volant, dont le fil répondrait aux Tuileries, à Londres ou à Vienne peu importe) ; B le point le plus bas appelé point de chute, où gît M. Benoît avec l’abbé de Pure7. Entendez bien ceci, car le reste en dépend. Le rayon visuel passant d’un milieu rare et pur, celui où nous vivons, dans un milieu plus dense, l’atmosphère fumeuse et chargée de miasmes de la cour, nécessairement il y a réfraction ; ce qui paraît dessus est en effet dessous. Vous comprenez maintenant ; ou, s’il vous demeurait quelque difficulté, consultez les savants, le marquis de Laplace, ou le chevalier Cuvier8  ; ces gentilshommes, à moins qu’ils n’aient oublié toute leur géométrie, en apprenant le blason et l’étiquette, vous sauront dire de combien de degrés la cour est au-dessous de l’horizon national ; et remarquez aussi, tout notre argent y va, tout, jusqu’au moindre sou ; jamais n’en revient à nous rien. Je vous demande, notre argent, chose pesante de soi, tendante en bas ! M. Decazes, quelque adroit et soigneux qu’on le suppose de tirer à soi tout, saurait-il si bien faire qu’il ne lui en échappât entre les doigts quelque peu, qui, par son seul poids, nous reviendrait naturellement, si nous étions au-dessous ? telle chose jamais n’arrive, jamais n’est arrivée. Tout s’écoule, s’en va toujours de nous à lui : donc il y a une pente ; donc nous sommes en haut, M. Decazes en bas, conséquence bien claire ; et la cour est un trou, non un sommet, comme il paraît aux yeux du stupide vulgaire.
Ne sait-on pas d’ailleurs que c’est un lieu fangeux, où la vertu respire un air empoisonné9, comme dit le poète et aussi ne demeure guère. Ce qui s’y passe est connu ; on y dispute des prix de différentes sortes et valeur, dont le total s’élève chaque année à plus de huit cent millions. Voilà de quoi exciter l’émulation sans doute ; et l’objet de ces prix anciennement fondés, depuis peu renouvelés, accrus, multipliés par Napoléon le Grand, c’est de favoriser et de récompenser avec une royale munificence, toute espèce de vice, tout genre de corruption. Il y en a pour le mensonge et toutes ses subdivisions, comme flatterie, fourberie, calomnie, imposture, hypocrisie, et le reste. Il y en a pour la bassesse beaucoup et de fort considérables, non moins pour la sottise, l’ineptie, l’ignorance ; d’autres pour l’adultère et la prostitution, les plus enviés de tous, dont un seul fait souvent la grandeur d’une famille. Mais pour ceux-là, ce sont les femmes qui concourent ; on couronne les maris : du reste, point de faveur, de préférence injuste. La palme est au plus vil, l’honneur au plus rampant, sans distinction de naissance ; ainsi le veut la charte, et le roi l’a jurée. C’est un droit garanti par la constitution, acheté de tout le sang de la révolution ; le vilain peut prétendre à vivre et s’enrichir comme le gentilhomme, sans industrie, talents, mœurs ni probité, dont la noblesse enrage, et sur cela réclame ses antiques privilèges.
Tout le monde cependant use du droit acquis, comme si on craignait de n’en pas jouir longtemps. Chacun se lance ; non : à la cour, on se glisse, on s’insinue, on se pousse. Il n’est fils de bonne mère qui n’abandonne tout pour être présenté, faire sa révérence, avec l’espoir fondé, si elle est agréée, d’emporter pied ou aile, comme on dit, du budget, et d’avoir part aux grâces. Les grâces à la cour pleuvent soir et matin ; et une fois admis, il faudrait être bien brouillé avec le sort, avoir bien peu de souplesse, ou une femme bien sotte, pour ne rien attraper, lorsqu’on est alerte, à l’épreuve des dégoûts, et qu’on ne se rebute pas. Sans humeur, sans honneur ; c’est le mot, la devise. Quiconque ne sait pas digérer un affront10
Alerte, il faut l’être. Bien des gens croient la cour un pays de fainéants, où, dès qu’on a mis le pied, la fortune vous cherche, les biens viennent en dormant ; erreur. Les courtisans, il est vrai, ne font rien ; nulle œuvre, nulle besogne qui paraisse. Toutefois, les forçats ont moins de peine, et le comte de Sainte-Hélène dit que les galères, au prix, sont un lieu de repos. Le laboureur, l’artisan, qui chaque soir prend somme, et répare la nuit les fatigues du jour ; voilà de vrais paresseux. Le courtisan jamais ne dort, et l’on a calculé mathématiquement que la moitié des soins perdus dans les antichambres, la moitié des travaux, des efforts de la constance nécessaires pour seulement parler à un sot en place, suffirait, employée à des objets utiles, pour décupler en France les progrès de l’industrie, et porter tous les arts à un point de perfection dont on n’a nulle idée.
Mais la patience surtout, la patience aux gens de cour, est ce qu’est aux fidèles la charité, tient lieu de tout autre mérite. Monseigneur, j’attendrai, dit l’abbé de Bernis au ministre qui lui criait : Vous n’aurez rien, et le chassait, le poussait au dehors par les épaules11. J’en sais qui sur cela eussent pris leur parti, cherché quelque moyen de se passer de monseigneur, de vivre par eux-mêmes, comme le cocher de fiacre ; la cour me blâme, je m’en… ; c’est-à-dire, je travaillerai. Ignoble mot, langage de roturier né pour toujours l’être. Le gentilhomme de Louis XVI, noble de race, dit j’attendrai. Le gentilhomme de Bonaparte, noble par grâce, dit j’attendrons12. Et tous deux se prennent par la main, s’embrassent ; amis de cour !


[1] Cette lettre ne parue pas car elle exposait les deux rédacteurs en chef du Censeur.  Note1
[2] …« O altitudo ! » Expression de saint Paul dans sa XIe épître aux Romains, verset 33.  Note2
[3] Cf. Racine, Athalie, acte II, scène 7 :
Ce temple est mon pays : je n’en connais point d’autre.  Note3
[4] Trasteverin ou transtévérin : situé au-delà du Tibre.  Note4
[5] Affe : par ma foi ; impiso : pendu.  Note5
[6] Jean-Baptiste Bourguignon d’Anville (1697-1782) : savant spécialisé dans la géographie ancienne.  Note6
[7] M. Benoît (1758-1834) était un obscur député de la droite. Il devint ministre en 1828.
L’abbé de Pure (1634-1680) était un prédicateur et un écrivain maniéré raillé par Boileau dans sa Satire IX :
Ne savez-vous pas…
… qu’à moins d’être au rang d’Horace ou de Voiture
On rampe dans la fange avec l’abbé de Pure ?
 Note7
[8] « Le marquis de Laplace, le chevalier Cuvier… » Courier raille les savants qui ont accepté des titres de noblesse de Napoléon. A ses yeux, l’aristocratie de l’esprit n’a que faire de telles vanités.  Note8
[9] Racine, Phèdre, acte V, scène 1 :
Arrachez-vous d’un lieu funeste et profané,
Où la vertu respire un air empoisonné,
 Note9
[10] Racine, Esther, acte III, scène 1.  Note10
[11] Ce ministre de Louis XV était le cardinal de Fleury, âgé de 80 ans quand de Bernis n’en avait que 18 ! La scène se serait déroulée en 1733.  Note11
[12] « J’attendrons. » Manière de parler de paysan. Courier l’attribue à un membre de la noblesse fondée par Napoléon. Le pamphlétaire témoignait d’un mépris égal à l’ancienne et à la nouvelle noblesse.  Note12

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