Paul-Louis Courier

Courrierist, lampooner, polemist
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  INTRODUCTION A LA LECTURE DE L’ÉLOGE DE BUFFON Éloge de Buffon Suiv

L’« Éloge de Buffon » (1799) : le scientifique rend hommage au savant

« Un travail dont la pensée m’épouvante »
(Paul-Louis Courier, Éloge de Buffon)

Le plus long et le plus ancien des quatre essais qui nous sont parvenus est particulièrement instructif sur la personnalité du « nouveau Courier » qui commence tout juste à poindre. Relativement ardu à lire, ce texte a le mérite de rappeler une facette de ce jeune Paul-Louis, qu’il abandonna pour son exact contraire une fois mûri : sa propension à l’apologie. Malgré l’Hommage d’Hélène et son choix de traduire le Panégyrique d’Athènes1 d’Isocrate, on n’évoque que rapidement, dans le portrait de son œuvre, le Courier admiratif. Aussi faiblement, d’ailleurs, que le Courier scientifique dans sa biographie. Cet essai historique sur Buffon illustre admirablement la réalité de ces deux coordonnées identitaires.
En 1799, Courier laissa mener sa plume par la fascination exercée sur l’ancien élève et étudiant – ce que nous oublions souvent – qu’il était en sciences exactes. Il n’y avait alors pas si longtemps, les deux mathématiciens Callet et Labbey avaient dominé sa formation d’officier, c’était même pour suivre le second qu’il était parti pour Châlons-sur-Marne (auj. dit « en Champagne ») et devenu artilleur. Mais les calculs techniques n’auraient pas moins émaillé ses études d’adulte s’il était resté fidèle à celles qui, à l’origine, auraient dû le mener à servir l’arme du Génie. Malgré son manque de discipline et d’enthousiasme, il fut gagné à une forme d’intérêt pour les mathématiques par ses célèbres maîtres. Remémorons-nous cette anecdote, datant de la même époque, qui concerne un autre élève-artilleur dont nous éclipsons également le côté scientifique, obnubilés que nous sommes, de même, par sa suite biographique : une sentinelle est tancée par son supérieur car, au lieu de se tenir passivement au garde-à-vous dans sa guérite, elle a été surprise en train de griffonner des équations sur les parois pour s’occuper. Cela se passe à l’entrée d’une autre école d’artilleurs, à Brienne-le-Château, et le factionnaire passionné de mathématiques n’est autre que le jeune Napoléon Bonaparte.
Un peu plus tard, Courier, se faisant essayiste inspiré par l’admiration pour un coryphée des sciences exactes, choisit le lyrisme pour énumérer les raisons qui lui font priser la personnalité de Buffon et l’essence de son œuvre. On cherchera en vain, dans les lignes qu’il produisit, le moindre élément ayant trait à la biographie du grand homme. Non, Paul-Louis se réfère aux seules qualités qui ont mené son action et à leurs implications. Il est intarissable, n’a besoin pour cela d’aucune documentation. Et il n’estime pas nécessaire d’intégrer, dans ses pages noircies d’un seul jet (sans mauvais esprit !), la plus petite explication que ce soit. C’est qu’il présume, lui-même assez versé en ces matières, que le lecteur saisit ses références et qu’il remplit ses très rapides remarques du sens contextuel qu’il convient de leur donner. Alors même que, pour ceux d’entre eux qui ne sont (et n’étaient) pas de la partie, cela ne puisse être très souvent le cas.

Commentaires et précisions

« Tout s’éclaire quand nous regardons bien
La beauté et la force de la nature »
(Homère, L’Iliade)2

Nous allons maintenant procéder à l’analyse et, chaque fois que nécessaire, aux développements des affirmations comme des évocations contenues dans l’essai du débutant. Elles seront complétées par la présentation plus détaillée d’aspects que le genre du résumé n’a pu permettre de répercuter. L’ordonnancement de ces remarques s’efforce de correspondre à la marche que Courier donna à son essai.
Le lecteur moyen de l’Éloge sera vite lassé par ce qui ressemble à des litanies dont Courier couvre la personnalité de Buffon ; elles lui apparaîtront comme répétitives et exagérées. Qu’il prenne garde à cette réaction ! Ainsi que nous l’avons plus haut annoncé, l’essayiste assied tous ses élans d’admiration sur des éléments bien précis, qui se rapportent aux avancées scientifiques dont le comte est l’inventeur ou qu’il reprend, ainsi qu’à leur contexte. C’est pourquoi nous allons concentrer nos « commentaires et précisions » sur ces aspects pour partie ardus, souvent incompris au sens premier du terme, de cet essai.
En plus d’être le premier des éléments qui constituent l’éveil de ce « nouveau Courier », l’Éloge est d’un intérêt exceptionnel par son originalité : aucun autre texte, dans son œuvre, ne lui est comparable et ne comporte autant de réminiscences scientifiques que celui-ci. Paul-Louis va, en effet, peu après décider de mettre ce pan de sa culture définitivement « à la trappe » et de devenir ce littéraire que nous connaissons bien. Celui-ci est, pour la plupart d’entre nous3, beaucoup plus abordable. Mais on sait que l’artilleur pratiqua et garda longtemps en réserve ses connaissances des mathématiques et de la physique acquises à Châlons, car elles lui inspirèrent (non sans l’incitation d’Anse de Villoison) un temps l’idée de se lancer dans la traduction de l’énorme Mathematici veteres graeci et latini. Comme ce projet ne vit pas le jour, force est de considérer son Buffon comme le « chant du cygne » du Courier scientifique.
Bien saisir la portée de l’essai est donc conditionné par des commentaires eux-mêmes « scientifiques », ce à quoi nous devons maintenant nous atteler. Cela ne peut se faire qu’en citant abondamment des passages de l’Éloge. On pourra reprocher à ce chapitre le très grand nombre de notes. Elles ont pour but d’informer sur ce que Courier, en rédigeant son essai, avait présent en tête pour guider ses développements. Le contenu des allusions de l’Éloge est souvent complexe, la plupart concernant la sphère scientifique du XVIIIe siècle. Il n’est pas toujours évident, qui plus est pour les lecteurs modernes que nous sommes, de bien les saisir.

Le titre de l’essai est un clin d’œil à l’histoire de querelles scientifiques entre anciens et modernes. Fontenelle, opposé à Newton car cartésien, publia en 1717 son célèbre Éloge de Leibnitz. De son côté, l’anticartésien Buffon traduisit et transmit les travaux de Newton sans l’honorer particulièrement. Courier se range bien sûr aux côtés de l’Anglais et rétablit l’équilibre à son avantage en écrivant son Éloge. Par ailleurs, que d’autres aient écrit élogieusement sur le comte ne gêna pas Paul-Louis, car ces publications répétitives traitaient bien moins de l’homme que de son travail en soi. Courier, lui, place résolument sa présentation de Buffon sur un tout autre plan, celui du caractère généreux et passionné de cette forte personnalité, dont il présente l’œuvre idéaliste comme conséquence de ses qualités. Ainsi, c’est uniquement pour l’encenser que Courier expose les avancées dont le naturaliste est l’auteur.
Il est indéniable que le jeune Paul-Louis avait dû, dans sa formation, acquérir au moins de bonnes connaissances dans les matières exactes : hier comme aujourd’hui, les études qui conduisent à la qualification d’officier d’artillerie correspondent à celles d’un ingénieur. Le vaste domaine scientifique, au sens large, ne lui était pas étranger. Mais pourquoi, parmi les très nombreux mathématiciens, physiciens, minéralistes, botanistes, naturalistes et astronomes de son époque, choisit-il Buffon ? Il serait facile de répondre parce que c’était alors le plus grand. Mais Courier n’a, dans son œuvre, pas usé de ce critère absolu et contingent. Car, davantage que la plupart des écrivains, Courier « accrochait » à un sujet pour des raisons très personnelles. Nous l’avons constaté, entre autres, lors de la recherche sur celles qui motivèrent son choix de l’« Âne »4, comme sur celles qui lui firent jeter son dévolu sur le difficile Pro Ligario de Cicéron5. Signalons que la similitude qui existait entre les sorts de Courier et de Buffon, au début de leurs vies, ait pu participer des motivations personnelles du jeune Courier. De leur côté, les parents du Bourguignon, qu’ils avaient fort bien fait instruire, le destinaient également à des études et à une carrière qui ne lui convenaient pas. Il se plia, lui aussi, à la volonté paternelle, et étudia selon la volonté de ceux-ci (le droit). Nonobstant, il s’adonnera bientôt à ce qui lui plaisait (botanique, médecine et mathématiques, qu’il abandonnera par la suite) avec le même enthousiasme au travail6 que celui dont Courier fit preuve. Renforçant cette hypothèse, évoquons que la réussite ultérieure de Buffon (nombreuses publications, voyages culturels, succès irrésistibles, entrée à l’Institut) ait pu jouer pour le jeune Courier le rôle d’un modèle à suivre dans l’avenir qui s’ouvrait à lui.
A propos de l’Institut, notons que l’affirmation de Courier n’est aucunement avérée, selon laquelle il aurait rédigé « son Buffon » dans le cadre d’une mise au concours lancé par la docte assemblée. On ne retrouve nulle part la moindre trace ni du sujet, ni d’un tel concours - qui en laissait sinon - ni de l’envoi, ni d’une censure qu’il évoque, ni de la réception de l’essai de Courier dans les archives bien conservées de l’Institut de France… Il utilise l’argument d’un concours pour justifier la brièveté de son ouvrage, qui n’est rien d’autre que la principale caractéristique du genre de l’essai dans lequel il se lance, inexpérimenté, pour la première fois. Mais c’est surtout pour s’ouvrir la possibilité de pouvoir écrire comme s’il s’adressait à des membres érudits qui a sans doute plu au jeune auteur. Son texte, ainsi, gagnait en lustre par cette « fantaisie7 » et laissait présumer de sa qualité. Ou chercha-t-il à justifier ainsi son exercice en s’adressant de la sorte à son (illustre ?!) auditoire8 : « Citoyens, je crains qu’à la tête d’un écrit tel que celui-ci, le nom d’un soldat ne vous surprenne et ne vous paraisse déplacé […] au moment où une guerre nouvelle10 … ». En effet, il développa très longuement ce thème comme s’il avait eu mauvaise conscience à travailler hors la sphère militaire. Il est aussi imaginable que cette argumentation soit celle qu’il adressa déjà ou pouvait vouloir adresser à son père, contrarié que celui-ci fût de voir son fils s’investir ailleurs que dans la carrière à laquelle il l’avait destiné. Plus avant dans l’Éloge, l’essayiste ajouta à ce qu’il présente comme des embarras l’expression d’un (véritable ?) complexe : « malgré la loi que je m’étais imposée, […] je ne puis m’empêcher de vous faire souvenir de ma faiblesse et d’implorer votre indulgence » et « J’appréhende maintenant que si vous jetez un coup d’œil sur ces ébauches d’une main qui ne peut être exercée, vous ne me trouviez inexcusable d’avoir pris, parmi les sujets que vous proposiez au concours, le moins proportionné à mes forces ». Enfin, celui qui écrira « Les éloges sont à la mode, il faut hurler avec les loups » (1813, Lettres de France et d’Italie) n’est, peut-être, déjà que peu enclin à donner dans ce genre et a eu besoin d’un justificatif pour y glisser sa plume.

Courier est parfaitement justifié, au début de son Éloge, de présenter le travail du Bourguignon sur celui de l’Anglais11 comme décisif. L’allusion aux aspects qui nécessitèrent les clarifications de celui-ci sur l’œuvre de Newton concerne principalement sa majeure Philosophia naturalis principia mathematica. Cette publication de l’Anglais, rédigée dans un latin parfois surprenant12 , comporte des aspects si difficiles d’accès qu’ils rebutèrent même de forts érudits. Ces problèmes découlaient des présentations de ce qu’il convient de considérer comme la première mathématisation de la physique13 mais également, comme le signale Courier, des faiblesses formelles des thèses de Newton, « indiquant rapidement ses preuves, ou dédaignant d’en donner »14. Paul-Louis relativise peu après : « La plupart de ces théories, que Newton avaient données sans démonstration, ayant acquis dans d’autres mains l’évidence qui leur manquait15, ce qui ne fut pas prouvé devint probable et, dès lors, l’admiration subjuguant les esprits, son nom seul tint lieu d’une démonstration ; tout sembla prouvé par ces mots : il l’a dit. »
Et le progressiste Courier d’évoquer les réticents à la nouveauté, « ceux qui tenaient le plus aux anciennes lois ». Il fait allusion – que des lecteurs non versés dans les disputes astronomiques passent – aux adeptes de la théorie cartésienne joliment nommée « des tourbillons »16 . Pour eux, ces phénomènes célestes, qui seraient constitués de masses d’éther circulant rapidement autour du soleil, entraîneraient les étoiles. La vision de la gravitation s’y oppose, car elle implique de concevoir l’espace vide, ce qui était impensable pour les cartésiens. Leibnitz et Huygens résisteront ainsi, allant jusqu’à accuser Newton d’avoir recours à l’occultisme des Anciens ! Courier rappelle par sa remarque la dure controverse alors animée par les « plénistes »17 qui rassemblait ces camps obstinés. Ils furent abandonnés par les grands savants européens à compter des années 1730. Courier, psychologue, désigne ensuite un aspect très instructif de la motivation newtonienne : « ne se peut-il pas que la forme sous laquelle on présentait alors les nouveaux calculs, offrant à son esprit ces idées d’infinis, et d’infinis de tous les ordres, ait séduit facilement cette imagination […qui…] franchissait trop souvent les bornes du vrai et même du possible ? ». Paul-Louis décèle en Isaac l’aspiration fantastique à trouver une voie vers de nouveaux possibles. Le calcul infinitésimal18 est bien un moyen d’entrer dans le monde de l’infini. Courier s’empressa de relativiser la petite tonalité de reproche (il la tempère en la faisant précéder de « trop souvent ») dans la suite de son essai. « Son ouvrage achevé eût été l’histoire du monde et le plan de la création, et il ne tint pas à lui que la curiosité humaine, ne fût une fois satisfaite ». Ici, l’essayiste formule bellement le fond de la démarche du naturaliste. En effet, si le comte fut obligé par sa société (cf. ci-après les deux « nouvelles hispaniques » de Courier) et ses protecteurs royaux (Louis XV et Louis XVI) de ne pas contrer frontalement ce que l’on nomme aujourd’hui le « créationnisme », sa démarche et les perspectives qu’elle ouvre vont déjà dans le sens darwinien. Nous reviendrons, deux paragraphes plus loin, sur sa conviction selon laquelle les espèces ne sont pas fixées. Buffon profita d’une tolérance certaine, motivée par le désir collectif et inquiet d’éclairer la compréhension du monde, de trouver des principes d’organisation et d’interprétation nouveaux ordonnant toutes les nouveautés qui « sortaient » alors presque chaque jour ? Malheureusement, limité par les capacités – même collectives – de recherche, Buffon ne put mener sa titanesque entreprise à son terme, ce qui n’était faute ni de talent, ni de volonté.
La belle anecdote, que Courier ne pouvait manquer de reprendre dans son Éloge, des corsaires épargnant les caisses adressées à Buffon, eut pour cadre le conflit de 1777, au cours duquel un navire français fut capturé. Il transportait les envois de ses correspondants indous, qui, préservés par ces brutes admiratives, lui furent transmis. Paul-Louis voulut souligner combien le comte jouissait d’un élan international en sa faveur, au-dessus des nombreuses tensions et des différents conflits. Même les souverains les plus impliqués dans les luttes territoriales d’alors, comme la Grande Catherine et Frédéric II ou les monarques danois et de Pologne, lui envoyaient régulièrement de véritables trésors. Il profitait également des rapports des expéditions – du type de celles de Bougainville comme de Cook19 – qui pouvaient justifier ou infirmer les hypothèses qu’il émettait. « La plus grande des magnificences des décorations de l’univers ne leur [les naturalistes dépourvus d’enthousiasme] présente nulle part que des noms à classer, des tables à dresser, de froides énumérations à déduire et comparer. Leur vue, sans cesse attachée à ces pénibles travaux, ne repose jamais sur des images riantes… ». Le « soldat » Courier, bon combattant sous la bannière comtale, prend ici le naturaliste suédois Linné à bras-le-corps. Le sévère et très scandinave Luthérien était partisan d’une méthode classificatoire stricte. Buffon a toujours refusé la théorie de la fixité des espèces défendue par Linné, qu’il estimait aussi superficielle qu’irréaliste. Courier entérine cette critique avec enthousiasme. Il reste que Linné lança la commode nomenclature binominale, toujours utilisée aujourd’hui, qui désigne chaque exemplaire par deux termes latins, celui du genre et celui de l’espèce. Buffon, lui, déterminait les animaux en fonction de leur degré d’utilité20 et de proximité avec l’Homme. Ainsi, juste après celui-ci vient le cheval, puis le chien, car, justifiait-il avec humour, « il a l’habitude de trotter derrière le cheval ». C’est toute l’ambiance de son siècle, optimiste et spirituelle, que l’on retrouve ici et qui plut au jeune et nouvellement créatif Courier : il n’y aurait pas davantage d’opposition entre fantaisie et science qu’entre projet et réalisation.


Signification de l’Éloge de Buffon

« Car nous savons bien
de quelle puissance invincible
tu disposes »
(Homère, L’Iliade)

Notre ambition est de porter un regard d’ensemble sur l’Éloge de Buffon et de caractériser cet essai, puis de le situer comme l’un des signes nouveaux dans le monde de Paul-Louis.
C’est une apologie21 que Courier-l’écrivain a rédigée, par laquelle il encense le savant-écrivain. A l’époque de cet écrit, le comte était encore bien apprécié tant en France qu’à l’étranger. Mais l’essayiste, comme ses contemporains versés en matière scientifique, est le témoin d’un certain affaiblissement de son prestige conséquent aux critiques qui avaient été portées sur sa méthode. Courier estime opportun de consolider la réputation de Buffon, qui se verra, de fait, toujours plus attaquée au cours du XIXe siècle. L’essai est particulièrement instructif : il donne à voir quelle conception Courier se fait du savoir – scientifique ou non – et des écrits s’y rapportant. Ceux-ci doivent impérativement avoir, à la fois, du contenu et plaire au public auquel ils s’adressent. L’attractivité d’un thème, aussi passionnant et juste que soit son développement, dépend directement de l’effort d’éloquence investi en sa faveur par l’écrivain. C’est la réussite de cette « recette bipartite » qu’il prisait chez les Antiques ; en produisant l’exemple de Buffon, il prouve qu’elle est également applicable de son temps. Et il n’eut de cesse, lui-même et avec succès, de le démontrer par ses écrits.
Par l’Éloge, Paul-Louis commençait, non seulement à se profiler comme écrivain autonome, mais aussi à nous montrer sa pluralité thématique. Il « fait très fort » avec cet essai situé dans un domaine complexe. C’est un Courier scientifique et littéraire qui façonna cet hymne à Buffon, car il s’attacha à souligner que ce qui est admirable chez ce savant – en sus de ses qualités de chercheur et de pionnier – est avant tout sa démonstration que ces sciences appelées « dures » ne peuvent l’être exclusivement. Il souligna la poétique des écrits de Buffon, qui ne sont généralement admirés que pour la pureté et l’excellence de sa langue22 , tout en exposant sa démarche scientifique. Il est visible que le côté philosophique, voire mystique des analyses des phénomènes naturels avec ses grandeurs impressionnèrent fortement Courier. Le comte était le premier scientifique moderne à introduire de tels aspects dans l’œuvre exacte et le resta longtemps. Avant lui, c’était le penseur philosophique ou poétique (Ovide) qui étendait son intérêt vacillant vers l’observation péri-scientifique. Après lui, il fallut attendre le XXe siècle avec ces deux savants humanistes que furent Teilhard de Chardin pour la mystique, et Rostand pour la philosophie. Terminons en soulignant le courage intellectuel de Buffon qui prôna l’observation dans le respect et estimait que l’intellect n’y est pas le seul moyen de connaissance. Également en biologie, le courageux Fabre illustra magistralement cette démarche, la développant même en modèle23 .

On peut déceler ici un trait d’union, une continuité, entre l’écrivain s’éveillant et le traducteur déjà expérimenté. En Buffon, Courier retrouva, en effet, dans la culture moderne un second aspect qui marquait l’antique : le vrai savant ne se voue pas aveuglément à une seule discipline, il garde une vision globale des choses de l’esprit. Elle le place au-dessus du spécialiste, qui ignore les implications de ses avancées hors de son pré carré. Paul-Louis aimait pour cela particulièrement Xénophon, philosophe-cavalier-économiste-politique-etc. Mais bien d’autres encore, comme Archimède, Platon - qui, ne l’oublions pas, était également… un sportif de haut niveau ! – ou Pline l’Ancien24 Ces têtes pensantes et agissantes passaient sans cesse d’une matière à l’autre. Leurs constructions s’appuyaient de manière universaliste sur des bases plurales, qui dépassaient ces clivages qu’institua plus tard la scolastique. Il reste qu’en France, personne d’autre que Buffon, le mathématicien-biologiste-physicien-économiste-styliste-linguiste25 n’illustra avec autant de brio l’attitude de responsabilité interdisciplinaire, dont le manque commençait à se faire sentir dans le premier tiers du XIXe siècle et qui conduisit à l’asymétrie déstabilisante de notre progrès d’aujourd’hui.

Dominique J.-M. Soulas de Russel


[1] Par son texte « Sur le Mérite des orateurs comparé à celui des athlètes » (Allem, p. 300 ss).  Note1
[2] Traduction, par l’auteur de cette introduction, de la citation grecque placée en exergue de l’essai par Courier lui-même :
« ώ στόμα πάντων
Δεξɩòν ϕυσɩϰω̃ν
Éΰ νύ ϰαì ϰ́μεὶς ΐδµεν óτοι σθένος »  Note2
[3] Merci aux collègues qui vinrent en aide pour permettre cette étude, en tout premier les mathématiciens P. Brus et M. Claire. Les remarquables réflexions de C. Ribreau (Tübingen, 2013/14), furent d’une aide particulièrement précieuse. Qu’elle trouve ici l’expression de la gratitude de l’auteur.  Note3
[4] D. Soulas-de Russel, « Art et audace chez Paul-Louis Courier, helléniste libre au service de l’hellénité, dans sa traduction de la Luciade », Cahiers Paul-Louis Courier, vol. IV n°. 4, p. 51 ss.  Note4
[5] D. Soulas-de Russel, « A la découverte de Courier latiniste et de ses trois différentes traductions inédites du Pro Ligario de Cicéron, décryptées, établies et analysées », Cahiers Paul-Louis Courier, vol. IV n° 7, 235 pp.  Note5
[6] « Le plaisir de travailler est si grand que je passais quatorze heures à l’étude » écrivit Buffon au début de son Histoire. Mais il fut aidé – ce que Courier manque de signaler – par plusieurs collaborateurs, dont les plus connus étaient Daubenton (pour les quadrupèdes) et Montbeillard (pour les oiseaux).  Note6
[7] Selon la sévère expression de M. Allem, p. 993.  Note7
[8] Qu’il se permet par la suite de placer sous un jour douteux, l’accusant dans la suite du texte de l’avoir censuré. Est-ce une adresse, cette précision devant corroborer la réalité du concours, ou apocryphe, datant de la rancœur exprimée dans sa fielleuse « Lettre à MM. de l’académie des Inscriptions et Belles-Lettres ?  Note8
[9] Le (alors faussement ?) modeste officier, futur « paysan » et « vigneron », est alors inspecteur des fournitures de l’artillerie à Rome. Il connaissait parfaitement cette fonction, qu’il avait déjà exercée à Albi, et cette expérience, lui conférant efficacité et célérité, lui ménageait du temps libre.  Note9
[10] Allusion, en cette année 1799, au début de la seconde campagne d’Italie - au sein de laquelle son unité sert - contre la deuxième coalition. Courier axe son discours sur le contraste entre cette mission professionnelle et son envie d’écrire, puis le renforce par une série d’antithèses. Il y montre l’adresse qui ne fera que se développer au cours de ses activités créatrices dont c’est l’éveil. Paul-Louis se met ici abondamment en scène, d’une manière si favorable que ce passage mériterait bien l’intitulé d’« Éloge de Courier » !  Note10
[11] Comme la majorité des intellectuels de ce temps, Buffon était nettement anglophile mais, lui, dans le domaine scientifique et non dans celui des institutions politiques. Son premier ouvrage fut, en 1735, la traduction annotée de La statique des végétaux du biologiste Stephan Hales. La seconde de ses traductions, évoquée par Courier dans son Éloge à juste titre comme décisive, fut en 1740 celle de Method of Fluxions and Infinite Series d’Isaac Newton.  Note11
[12] La traduction française de cet ouvrage rédigé en latin est, à l’époque de Courier, relativement récente puisque (magistralement) réalisée par la maîtresse de Voltaire Émilie du Châtelet en 1756. Son œuvre fut publiée en 1759 avec ses commentaires remarqués. L’opération était d’autant plus difficile que, comme le souligna R. Cotes, « le latin n’a pas de termes pour exprimer les vérités mathématiques et physiques qui manquaient aux Anciens. Il a fallu que les modernes créassent des mots nouveaux ». Pour sa part, Buffon traduisit le Traité des fluxions.  Note12
[13] Il formula ainsi sa fameuse gravitation universelle :
gravitation
qui, inspirée des lois de Kepler, permettait aux trop rares lecteurs (comme Maupertuis) qui pouvaient la saisir de mesurer « le mouvement des astres dans un univers donné » (formulation reprise de Buffon s’attelant, ici aussi, à améliorer l’accessibilité de Newton). Une véritable popularisation, parfois un tantinet simpliste, en fut réalisée par Voltaire dans ses Éléments de la physique de Newton (1738). Citons, dans ce mouvement, après Nodier et sa Dissertation sur l’usage des antennes (Paris 1801), le très répandu Newton de la jeunesse ou dialogues instructifs entre un père et ses enfants, sur la physique, l’astronomie et la chimie, Wiseman, trad. Bertin, Lyon 1804, rééd. 1808.  Note13
[14] Reproche développé par Royer-Collard, successeur de Laplace, dans son discours d’entrée à l’Académie Française, deux ans après la disparition de Courier : « Cependant la théorie n’avait pas rempli toute sa tâche, il s’en fallait bien : des phénomènes importants lui échappaient, d’étonnantes exceptions, des désordres inexplicables la troublaient ; la loi, mal assurée, semblait quelquefois se déconcerter et se contredire ».  Note14
[15] En France, les théories de l’illustre Anglais inspirèrent les recherches de d’Alembert, Clairaut, Euler et surtout de cet « autre Newton » (Royer-Collard) que fut Laplace.  Note15
[16] Encore en 1752 défendue par Fontenelle, en sa qualité de distingué vulgarisateur, alors même que les théories newtoniennes étaient adoptées en France.  Note16
[17] Selon la dénomination inventée par le mathématicien Roger Cotes qui, dans sa préface de l’édition de 1713 des Principia, affirma à juste titre « Il a fallu, pour établir en France toutes les sublimes vérités que nous devons à Newton, laisser passer la génération de ceux qui ont vieilli dans les erreurs de Descartes ».  Note17
[18] Dont Newton (il l’intitulait « calcul des fluxions ») et Leibnitz se disputèrent la paternité. Certes, ce dernier en publia l’idée (1684), mais il fut accusé par son rival d’avoir plagié ses travaux qui n’avaient pas encore été imprimés. Ses Fluxions ne le furent d’ailleurs qu’après sa mort. Pour prouver la véracité de son accusation, Newton produisit publiquement une correspondance avec Leibnitz, antérieure à la publication de celui-ci, qui exposait le sujet. Il convainquit alors. Mais le temps semble cependant donner raison à Leibnitz, ses catégories et notations symboliques ayant seules été conservées. Courier, qui ne pouvait encore le savoir, estime dans son Éloge que le travail de l’Allemand est « perdu ». Ni la Société des Sciences de Berlin, ni la Royal Society (qui décerna à Newton le titre officiel de « Premier Inventeur ») ne rendirent hommage à Leibnitz après son décès dans la tristesse et l’isolement.  Note18
[19] La curiosité de l’époque était si vive que ces expéditions étaient également au-dessus des conflits, aussi sanglants fussent-ils (comme la guerre de sept ans).  Note19
[20] On lui reprocha de favoriser ainsi l’étude des animaux connus et aimés de l’Homme au détriment des plus « grossiers ». Cela n’est pas faux : il dédaigna les insectes, les estimant trop petits : « Il ne faut guère que la mouche occupe dans l’Histoire Naturelle plus de place qu’elle en a dans la tête de l’Homme ».  Note20
[21] Pour ce faire, il tait ou minimise des détails défavorables à Buffon comme à son Histoire naturelle, notamment les critiques portant sur son absence de méthode et sur sa naïveté individualiste.  Note21
[22] Buffon était puriste et écrivit un Discours sur le style, dans lequel il formula sa conviction selon laquelle « Les ouvrages bien écrits sont les seuls qui passeront à la postérité. … Bien écrire, c’est tout à la fois penser, bien sentir et bien rendre. C’est avoir en même temps de l’esprit, de l’âme et du goût ». Mais a-t-il besoin du jugement, si souvent cité, de Philippe Le Bas (dans son Encyclopédie) qui, alors même qu’il se pose en expert, juge l’Histoire Naturelle comme l’« un des plus magnifiques monuments d’éloquence et de science du XVIIIe siècle » en commettant ce superlatif fautif ? Non, le juste compliment fut trouvé par ses contemporains, qui le comparèrent à Pline (cf. note 6) : voilà qui est bien « plus merveilleux ». Mais Diderot n’en estima pas moins que Buffon, « toujours guindé sur ses échasses, n’est qu’un déclamateur ampoulé » (Le neveu de Rameau, 1762). D’Alembert fut également critique, accusant Buffon d’avoir voulu davantage plaire que convaincre. Voltaire, sans doute jaloux de ce que Buffon soit plus lu que lui (et, mais la consolation lui était insuffisante, que Rousseau), reprocha à Buffon ses artifices de style en une boutade : « Histoire naturelle ? Pas si naturelle que ça ! ». Enfin, au XIXe siècle, des voix s’élevèrent pour critiquer le manque de scientificité de Buffon. Mais sa réputation connaît un regain à compter de la fin du siècle précédent, relancée par les festivités du bicentenaire de sa mort et surtout par la biographie magistrale de Jacques Roger (Buffon : un philosophe au jardin du roi, 1989).  Note22
[23] « Vous disséquez les animaux, je les étudie vivants. Vous faites de l’animal un objet de l’horreur et de la pitié, je fais tout pour qu’on l’aime, pour qu’il ne souffre pas. Vous travaillez dans l’atelier de la torture et de la mise en morceaux, je travaille sous le ciel bleu, avec le chant des cigales. […] Vous étudiez la mort, j’étudie la vie « (Souvenirs entomologistes, 1e série, 1879).  Note23
[24] Son Histoire Naturelle en trente-sept volumes servit de modèle à Buffon.  Note24
[25] On est obligé d’en passer. Buffon produisit des traités sur la conservation des forêts et… sur la force du bois.  Note25


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