Paul-Louis Courier

Korrespondent, Pamphletist, Hellenistische
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prec Lettre à son père du 29 septembre 1791 A ses parents Lettre à sa mère du 10 janvier 1793 Suiv

A Monsieur
Monsieur Courier
Rue de la Vieille Estrapade n°3
à Paris

[Châlons, 25 janvier 1792.]

Mes chers parents,

D ans les deux lettres de vous que M. le Moynon m’a remises aujourd’hui, je trouve à chaque ligne une nouvelle preuve de cette tendresse unique et désintéressée qui doit faire en tous temps le bonheur de ma vie et que je connaissais d’ailleurs par une expérience de 20 ans. Je ne me reprocherais pas l’imprudence qui me vaut un témoignage si cher de votre amitié, si vos expressions même en peignant tout ce que l’affection paternelle peut avoir de plus tendre et de plus touchant, ne me faisaient pas connaìtre combien de peines ont dû vous causer quelques mots hasardés sans réflexion au milieu de la tristesse qu’occasionne toujours une première séparation et la perspective présente d’un genre de vie tout nouveau. Mais, comme je vous dois un compte exact de tout ce que j’ai senti à la lecture de vos chères lettres, j’avouerai que dans cet espèce d’abattement où me plongeaient à la fois et le regret du passé et la crainte de l’avenir, la tristesse même que j’y ai trouvé répandue, tout en me causant une émotion douloureuse a produit dans mon âme une sensation différente que je ne puis exactement appeler désagréable. Si j’en juge par moi-même, quelque sentiment qu’on éprouve on aime à le voir partagé, et je ne doute pas que dans une affliction profonde les larmes de nos amis ne nous soulagent autant que celles que nous répandons. Ainsi les douces expressions de votre inquiétude ont fait l’effet d’un baume sur mes plaies saignantes, comme les larmes des pénitents et des ermites adoucissent le tourment d’une pauvre âme en purgatoire.
Horace
Horace
Les deux ou trois premières lignes de ma première lettre qui ont amené de votre part de si tendres explications, ne pouvaient guère être entendues de vous, comme je le vois maintenant, que dans le cas où vous auriez connu ma façon de penser sur certaines matières. Peut-être ne m’en suis-je encore jamais expliqué à vous (ni par conséquence à qui que ce soit au monde) dans la seule crainte que ces idées ne vous parussent, comme il serait arrivé, trop fantastiques et trop semblables à ce que les philosophes en ont écrit, les uns par ostentation seulement, les autres en joignant l’exemple au précepte. J’espère que tout ceci vous paraìtra plus clair et vous vous rappelez ces paroles d’Horace qui renferment un précis de ma doctrine : quid brevi fortes jaculamur avo multa1 ? etc. . Il faut, autant qu’on peut, vivre toute sa vie, dit Rousseau, et se soustraire s’il est possible au sort du grand nombre des hommes qui meurent pour la plupart sans avoir vécu. Cette pensée tournée à la manière de Sénèque ne laisse pas d’être fondée, selon moi, sur l’expérience et la nature de la chose. Or, vous savez mieux que moi combien l’opinion commune est en cela, comme en bien d’autres choses, contraire à ce qu’enseigne la raison. Cette opinion consiste à mieux aimer paraìtre heureux que de l’être véritablement. D’ordinaire on en est la dupe jusqu’au temps où se trouvant, comme dit Platon, sur le seuil de la vieillesse et prêt à quitter la vie sans en avoir joui, on reconnait son erreur et l’on se repent trop tard d’avoir lâché la proie pour l’ombre ; alors la plupart des hommes forgent la résolution de commencer à vivre, c’est-à-dire d’user modérément du présent, sans se tourmenter toujours pour un avenir incertain. Celui-là donc est malheureusement la victime de cette opinion qui, faute d’avoir assez de courage pour la mépriser autant qu’elle le mérite, renonce à l’imperturbable bonheur que lui offrent l’étude et la contemplation, pour faire dépendre son existence entière du caprice des hommes ; et cela sans la seule vue d’être un jour regardé par quelques-uns d’entre eux avec une envie que son sort ne mérite pas.
Vous vous apercevrez aisément que cette lettre a été écrite à différentes reprises. J’ai fort peu de temps à moi. M. Labey me mène bon train dans les mathématiques. J’ai encore je ne sais combien de choses à vous écrire, mais ma besogne m’appelle impérieusement. Sachez seulement que mon plan est entièrement changé comme je l’avais prévu. Je travaille pour l’artillerie ; les conseils de M. Labey, conseils fort désintéressés, comme je vous le prouverai, joints aux circonstances m’ont déterminé. Mes raisons sont excellentes et j’espère que vous les trouverez telles quand je vous en aurai fait le détail. Ce sera l’objet de ma première lettre avec d’autres choses assez curieuses pour vous.
Envoyez-moi l’Arithmétique et la géométrie de Mauduit2, deux volumes brochés en papier bleu. Achetez les deux premiers volumes de Bezout3 pour l’artillerie chez Barrois, quai des Augustins. Joignez-y deux volumes de Bossut4, le premier broché en rouge contient l’arithmétique et l’algèbre, et le second qui est relié. Adieu.
Je me suis engagé à régaler mon voisin de chocolat. Vous m’arrangeriez fort de m’en envoyer une livre, mais pas plus.


[1] Former mille projets.  Note1
[2] Le mathématicien Antoine-René Mauduit (1731-1815) fut professeur à l'école des Ponts et Chaussées, professeur de géométrie au Collège de France, titulaire d'une chaire de mathématiques à l'Ecole Centrale.  Note2
[3] Né à Nemours en 1730, Etienne Bézout est un mathématicien. Il devint examinateur des gardes de la marine et de l'artillerie en 1768. Il mourut à Les Basses-Loges, près de Fontainebleau en 1783.  Note3
[4] Né en 1730, à Tartaras près de St-Étienne, l’abbé Charles Bossut, géomètre, fut membre de l'Académie des sciences. En 1752, il fut nommé professeur à l'école du génie de Mézières et en 1786 examinateur des élèves du génie. Sous l’Empire, il fut membre de l’Institut et examinateur à l’École polytechnique. Outre un grand nombre de mémoires qui furent couronnés, on lui doit un Cours de mathématiques, rédigé d'une manière simple et populaire qui eut beaucoup de succès (1781), une édition de Pascal et une Histoire générale des mathématiques, 1810, 2 vol. in-8, qui est son principal titre. Il mourut en 1814.  Note4

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