Paul-Louis Courier

Epistológrafo, libelista, helenista
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prec Lettre à ses parents du 25 janvier 1792 A sa mère Lettre à sa mère d'octobre 1793 Suiv

[avant le 10 janvier 1793.]

A vec tout autre que vous je pourrais être embarrassé à expliquer le silence dont vous vous plaignez ; mais je me tire d'affaire tout d'un coup en vous disant simplement la vérité, quelque peu favorable qu'elle me soit dans cette occasion. Sachez donc que ce qui depuis assez longtemps m'empêchait de vous écrire ce n'était pas mes travaux, comme vous l'avez pu croire. Je ne saurais dire non plus que ce fussent mes plaisirs, car je n'en eus jamais moins qu'à présent. C'étaient véritablement, les coteries auxquelles je me trouve aujourd'hui livré sans, savoir comment, beaucoup plus que je ne voudrais. Quoique je ne puisse pas dire m'y être amusé trois fois autant que je le fais quand je veux avec mes livres, cependant je vois chaque jour qu'il m'est impossible de manquer une seule de leurs assemblées. C'est une chose que je ne puis prendre sur moi et qui pourtant devient de jour en jour plus nécessaire, car presque toutes mes soirées du mois dernier (mon temps le plus précieux) ont été employées de la sorte, et je ne saurais me dissimuler à moi-même que mon travail en a quelquefois souffert. Ce qui vous surprendra sans doute c'est qu'au milieu de tout cela j'ai contracté je ne sais quelle tristesse habituelle que tout le monde remarque, et qu'il m'est aussi difficile dé cacher que d'expliquer. Je vois qu'il faut enfin reprendre mon ancienne vie, qui-est la seule qui me convienne. Mais, hélas ! en cela même il m'est impossible de suivre les goûts que la nature m'a donnés, et que les circonstances, l'étude et les conversations ont fortifiés pour mon malheur. Cependant j'espère avoir dans la suite plus de facilités pour m'y livrer et je crois que l'hiver prochain sera tout entier à ma disposition. C'est alors que je me garderai bien de faire des connaissances d'aucune espèce, règle que je compte observer rigoureusement à l'avenir dans quelque pays que je me puisse trouver.
Mon père regarde comme mal employé le temps que je donne aux langues mortes. Mais j'avoue que je ne pense pas de même. Quand je n'aurais eu en cela d'autre but que ma propre satisfaction, c'est une chose que je fais entrer pour beaucoup dans mes calculs, et je ne regarde comme perdu dans ma vie, que le temps où je n'en puis jouir agréablement, sans jamais me repentir du passé ni craindre pour l'avenir. Si je puis me mettre à l'abri de la misère, c'est tout ce, qu'il me faut. Le reste de mon temps sera employé à satisfaire un goût que personne ne peut blâmer et qui m'offre des plaisirs toujours nouveaux. Je sais bien que le grand nombre des hommes ne pense pas de la sorte. Mais il m'a paru que leur calcul était faux, car ils conviennent presque tous que leur vie n'est pas heureuse. Ma morale vous fera peut-être sourire, niais je suis persuadé que vous prendrez à la lettre tout ce que je viens d'écrire pour mes véritables sentiments, auxquels ma pratique sera conforme.
Lucien de Samosate
Lucien de Samosate
Je voudrais que vous prissiez la peine de passer chez Théophile Barrois, libraire, quai des Augustins. Vous lui direz qu’il m’a vendu volume par volume les 6 premiers tomes du Lucien1 imprimé à Deux-Ponts, que je sais qu’il en a paru depuis trois ou quatre autres et qu’il faut qu’il me les fasse avoir. Je n’ai pris les six premiers qu’à cette condition et je me trouverais avoir un ouvrage dépareillé qui me revient déjà fort cher.
Je compte vous envoyer par Goujac une malle dans laquelle sont mes habits et les choses qui ne me servent point ici. Vous y trouverez aussi une vieille culotte jaunâtre qui m’allait parfaitement. Vous voudrez bien la donner à Vauquaire (quoiqu’il doive avoir conservé ma mesure) pour qu’il m’en fasse deux sur ce modèle ; l’une en casimir noir, l’autre en drap bleu. Etant obligé de rester habillé toute la journée, j’use beaucoup plus qu’autrefois.
Vous ne sauriez imaginer ce qu'il m'en a coûté de peines et de mortifications pour n'avoir pas su danser. Je n'en suis pas encore délivré. Combien on est sensible sur l'article de la vanité ! J'espère pourtant me mettre au-dessus de ces petites puérilités. A quoi donc m'auraient servi mes livres, si mon coeur était encore sensible à ces atteintes qui ne peuvent passer que pour de légères piqûres en comparaison de ce qui m'attend par la suite. J'ai pourtant pris un maître qui me trouve toutes les dispositions du monde, mais que j'abandonnerai sans doute comme j'ai déjà fait vingt fois.
Je sais que votre complaisance est sans borne et l’on ne dirait pas que je crains d’en abuser. Je vais vous demander encore une chose qui vous coûtera une course vers la rue Saint-Martin. Il s’agit d’avoir un jeu d’échecs de la même grandeur que celui de M. Lejeune, mais seulement en ébène et en buis. Je vous prie de ne pas oublier cela car je passerais pour peu obligeant envers mes camarades si, ayant mes parents à Paris, je refusais ces petites choses-là.
Les bas de soie écrus à raies bleues que vous m’avez envoyés dernièrement font à merveille avec l’uniforme et je voudrais fort en avoir une seconde paire. Tout cela va vous engager à de nouvelles avances d’argent, mais vous remarquerez s’il vous plaît, vous étant engagée à payer les frais de mon équipement complet, vous me redevez quelque chose sur cet article.

[Cette lettre s’achève par des comptes couvrant les dépenses de l’élève officier]


[1] Né à Samosate, (Syrie) vers 125 et probablement mort vers 192, Lucien était un rhétoricien. Il exerça comme avocat à Antioche, voyagea en Asie Mineure, en Grèce, en Italie et en Gaule. Il s'installa à Athènes pour se consacrer à la philosophie. Il donna naissance à une nouvelle forme littéraire, le dialogue humoristique et il est généralement considéré comme le premier auteur de science fiction. Il s’interroge sur la distinction du vrai et du faux, du réel et du fantasmatique. Son style est essentiellement parodique : sceptique, anticonformiste, il ne respecte rien ni personne et il n’est pas étonnant que Rabelais comme Courier se soient intéressés de près à son œuvre. Celui-ci a même traduit L’Âne. L’éditeur des Deux-Ponts réalisa une édition complète des œuvres de Lucien en dix volumes in-8°.  Note1

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