Paul-Louis Courier

Epistológrafo, libelista, helenista
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prec [Sans mention] de Mileto - 1806 [sans mention] A Sophie Pigalle - 10 septembre 1806 Suiv

juin 18061

CoriglianoCorigliano J 'avais déjà ouï dire que ce pauvre Michaud2 s'était fait égorger. Je ne m'en étonne pas. Il avait perdu la tête, ce n'est pas une façon de parler. Je le vis à Cassano3 ; son esprit était frappé. Il voyait partout des brigands. Ce que cela produit c'est qu'on se jette dans le péril qu'on veut éviter. Il y a une autre chose qui fait périr ces gens-là, c'est l'argent qu'ils portent avec eux, comme Sucy et mille autres que la chère cassette a conduits à mal. Au reste il n'était pas le seul à qui la peur eût troublé le sens. Je t'en pourrais dire autant de plusieurs qui ont fait la guerre, qui servent bien, qui ont été partout. Il faut convenir aussi que nos aventures n'étaient pas gaies. Voici celle de Cassano. Elle fut assurément des moins tragiques pour nous ; mais elle fit du bruit, à cause du miracle dont je t’ai parlé.
Après avoir saccagé sans savoir pourquoi la jolie ville de Corigliano nous venions (non pas moi ; j'étais avec Verdier ; mais j'arrivai le jour même). Nos gens montaient vers Cassano le long d'un petit fleuve ou torrent qu'on appelle encore le Sibari, qui ne traverse plus Sybaris, mais des bosquets d'orangers. Le bataillon suisse marchait en tête, fort délabré comme tout le reste, commandé par Muller, car Clavel a été tué à Sainte-Euphémie. Les habitants de Cassano, voyant cette troupe rouge, nous prennent pour des Anglais. Cela est arrivé souvent4. Ils sortent, viennent à nous, nous embrassent, nous félicitent d'avoir bien frotté ces coquins de Français, ces voleurs, ces excommuniés. On nous parla, ma foi sans flatterie cette fois-là. Ils nous racontaient nos sottises et nous disaient de nous pis encore que nous ne méritions. Chacun maudissait les soldats de maestro Peppe5, chacun se vantait d'en avoir tué. Avec leur pantomime, joignant le geste au mot ; j'en ai poignardé six ; j'en ai fusillé dix. Un disait avoir tué Verdier ; un autre m'avoir tué, moi. Ceci est vraiment curieux. Portier, lieutenant du train, je ne sais si tu le connais, voit dans les mains de l'un d'eux ses propres pistolets, qu'il m'avait prêtés, et qu'on me prit quand je fus dépouillé. Il saute dessus : à qui sont ces pistolets ? L'autre, tu sais leur style : Monsieur ils sont à vous. II ne croyait pas dire si vrai. Mais de qui les avez-vous eus ? - D'un officier français que j'ai tué. Alors, moi et Verdier on nous crut bien morts tous deux. Et quand nous arrivâmes une demi-heure après, on était déjà en train de ne plus penser à nous.
FusilladeFusillade Tu vois comme ils se recommandaient et arrangeaient leur affaire. On reçut ainsi toutes leurs confidences, et ils ne nous reconnurent que quand on fit feu sur eux, à bout touchant. On en tua beaucoup. On en prit cinquante-deux et le soir on les fusilla sur la place de Cassano. Mais un trait à noter de la rage de parti, c'est qu'ils furent expédiés par leurs compatriotes, par les Calabrais nos amis, les bons Calabrais de Joseph, qui demandèrent comme une faveur d'être employés à cette boucherie. Ils n'eurent pas de peine à l'obtenir. Car nous étions las du massacre de Corigliano. Voilà les fêtes de Sybaris, tu peux garantir à tout venant l'exactitude de ce récit. Le miracle fameux fut que peu de jours après, dans un village voisin, on égorgea de nos gens cinquante-deux, ni plus ni moins, qui pillaient sans penser à mal. La Madone comme tu peux croire, eut part à cette bonne affaire, dont les récits furent embellis et propagés à la gloire de santa fede6.
StrongoliStrongoli La scène de Strongoli est du même genre. Nous fûmes pris pour des Anglais et, comme tels, reçus dans la ville. Arrivés sur la place, la foule nous entourait. Un homme chez lequel avait logé Reynier le reconnaît et veut s'enfuir. Reynier fait signe qu'on l'arrête ; on le tue. La troupe tire tout à la fois ; en deux minutes la place fut couverte de morts. Nous trouvâmes là six canonniers du régiment, dans un cachot, demi-morts de faim, entièrement nus. On les gardait pour un petit autodafé qui devait avoir lieu le lendemain. L'aventure du grand amiral est sans doute merveilleuse, on ne peut l'échapper plus belle. Cependant, nous t'en citerions qui n'en doivent guère à celle-là. Il n'y a pas encore quinze jours que nous décrochâmes un de nos hommes, mal pendu et mal poignardé, qui mange et qui boit maintenant comme toi. On tue tant, on est si pressé qu'on ne fait les choses qu'à moitié. Tout cela n'est rien au prix de l'histoire de Mingrelot ; tu dois la savoir, puisqu'il est à Naples. Il t'aura pu conter aussi ce qui arriva à Maréchal, de son régiment, fusillé deux fois et vivant.
Mery, l'aide de camp de Saint-Cyr, n'a pas été si heureux : il est mort. II fut blessé à la cuisse dans une embuscade, et achevé par les chirurgiens à Castro-Villari. Alquier et Lejeune, chef de bataillon du même régiment, ont péri à Scigliano. Gastelet fut tué à Sainte-Euphémie. Compère a un bras coupé et une jambe qui ne vaut guère mieux. Pour moi, je n'ai garde de me plaindre. J'ai perdu plus que tous les autres en chevaux et en effets ; mais ma peau est entière, et j'ai le compte de mes membres. Je me suis vu quelquefois assez mal à mon aise ; mais plus souvent j'ai eu du bon. Presque toujours bien avec le patron. Ma disgrâce a duré autant que sa prospérité, ce que durent les roses. Avant tout ceci on n'eût daigné abaisser un regard jusqu'à moi ; l'infortune l'humanise, et nous voilà de nouveau bons amis. Les gens qui ne réfléchissent point, à la tête desquels tu peux me mettre, trouvent encore ici de bons moments : on y mange, on y boit, parmi toutes ces diableries ; on y fait l'amour comme ailleurs et mieux, car on ne fait que cela. Le pays fournit en abondance de quoi satisfaire tous les appétits, poil et plume, chair et poisson ; du vin plus qu'on n'en peut boire, et quel vin! des femmes plus qu'on n'en veut. Elles sont noires dans la plaine, blanches sur les montagnes, amoureuses partout. Calabraise et braise, c'est tout un. Les vertus que nous avons amenées ont eu de furieux assauts, prises et reprises par les Anglais, les Siciliens, les Calabrais, et toujours rendues sans tache. Mme Grabinski, Mme Peyri, Mme François, ont été fort respectées des Anglais, à ce qu'elles disent ; elles se louent moins des Napolitains, qui auraient eu plus d'attentions pour un de nos petits tambours. Mme Grabinski est un ange de douceur et de complaisance. Je la vis un jour à Palmi. Je dînai avec eux. Comme il n'entend guère l'italien, ni aucune langue à ce que je crois, j'eus toute la commodité de parler à la belle. Je lui contai bonnement comme je l'avais manquée d'un quart d'heure à Bologne chez Mme Williams, où pour un écu on prenait la rime. Je t'ai dit cela vingt fois et si tu l'as oublié Leboul pourra te le redire, car nous étions ensemble. Je me plaignis fort du tour m'avait joué Grabinski, et à nous tous, de l'enlever ainsi pour la mettre en charte privée ; que n'était-il venu un quart d'heure plus tard ! ou vous plus tôt, me dit-elle. Cette réponse me parut si encourageante que tout timide que je suis, la trouvant seule un instant, je pris sa main, qui est peut-être ce qu'elle a de mieux et je la portai… où ? devine, Dante te le dira pour moi. La misi dentro alle segrete cose7, cela veut dire dans ma culotte. Que béni soit l'inventeur des pantalons d'écurie. Je n'eus pas lieu de m'en repentir. et en quittant le pays je notai sur mes tablettes (observations statistiques) le bon marché de la main d'oeuvre et la douceur de la langue.
Ces gens de Palmi me contèrent des merveilles de Michel. Dans Scylla, qu'ils voient en plein de leurs montagnes, il a fait pendant vingt-trois jours tout ce qui se pouvait humainement. C'était un feu d'enfer par mer et par terre. Si je t'enfile encore celle-ci, tu n'en seras jamais quitte. Dors-tu ? moi, je vais me coucher. Adieu.


[1] Sautelet indique : « A M. ***, officier d’artillerie à Naples » et « Mileto, le 16 octobre 1806 ».  Note1
[2] Michaud était commissaire des guerres.  Note2
[3] Le 4 août.  Note3
[4] Les bataillons suisses portaient l’uniforme rouge, comme les Anglais.  Note4
[5] Surnom donné à Joseph Bonaparte.  Note5
[6] La sainte foi.  Note6
[7] Je l'introduisis dans les choses secrètes.  Note7

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