Paul-Louis Courier

Epistológrafo, libelista, helenista
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prec A M. Pigalle de Lucerne, le 14 août 1809 [Sans mention][1] Lettre à Monsieur Clavier de Lucerne - 29 août 1809 Suiv

Lucerne, le 25 août 1809.


Monsieur et Madame,

L Région de Zurich Région de Zurich
 
Les marques d'amitié que j'ai reçues de vous à mon passage par votre bonne ville2 me persuadent que vous serez bien aises d'avoir de mes nouvelles, et de savoir un peu ce que je deviens. En vous quittant, j'allai à Bâle  je n'y vis que la maison fort intéressante de M. Haas3, auquel j'étais adressé par M. Levraut4  l'occasion qui se présenta de me rendre à Zurich d'une manière très convenable à ma fortune5, c'est-à-dire presque gratis, me décida pour ce voyage. Ce fut là que je commençai à me trouver en Suisse, pays vraiment admirable dans cette saison. La beauté tant vantée des sites fit sur moi l'effet ordinaire, me surprit et m'enchanta. Il y avait là un prince russe avec sa femme et ses enfants, tous fort bonnes gens, quoique princes, parlant français mieux que les nôtres, ce que vous croirez aisément. Leur connaissance que je fis6 me fut utile et agréable. Nous vîmes le lac en bateau, les environs en voiture (où les voitures pouvaient aller), le reste à pied  tout me convenait à cause de la compagnie. On mangeait à crever, on riait à n'en pouvoir plus, on causait gaiement. J'osai bien leur parler de leur vilain pays, dont je recueillis là en passant quelques notions curieuses. Je fus ainsi deux jours avec eux sans m'ennuyer  après quoi toute cette famille, prince, princesse, petits princes, valets et servantes fort jolies, tout cela partit en trois carrosses pour les eaux de Baden, et partira peut-être quelque jour en un seul tombereau pour la Sibérie. Ce fut la réflexion que je fis sans la leur communiquer.
Sur le lac, Dieu m'est témoin que je pensai à mes amis des bords du Rhin, vous compris et en tête, si vous le trouvez bon, et voici comment j'y pensai tout naturellement. Je regardais les eaux de ce lac transparentes comme le cristal, celles de la Limatz en sortent et vont se jeter dans le Rhin. Vous voyez, Monsieur et Madame, comme mes pensées, en suivant l'onde fugitive, arrivaient doucement à vous. Les vôtres n'auraient-elles pas pu remonter quelquefois le cours de l'eau ? Cela n'est pas si naturel  aussi n'osai-je m'en flatter.
Après le départ de mes Russes, je ne fus pas longtemps sans trouver une autre occasion aussi peu coûteuse que la première pour venir à Lucerne, en reprenant ma direction vers l'Italie. Arrivé dans cette ville, je voulus, avant d'aller plus loin, reconnaître le pays, où je vis beaucoup d'ombrages, point de vignes, des sapins, et, du côté du midi, un rempart de montagnes toujours couvertes de neiges. J'en conclus que c'était là un lieu très-propre à passer le mois d'août, et l'asile que je cherchais contre la rage de la canicule, comme parle Horace. Le hasard me fit connaître un jeune baron qui venait d'hériter d'une jolie maison de campagne sur le bord du lac, à demi-lieue de la ville. Nous allâmes ensemble la voir, et sur l'assurance qu'il me donna de n'y jamais mettre le pied, j'y acceptai le logement d'où je vous écris, que j'occupe depuis un mois, et que je compte occuper jusqu'à la fin de septembre. Car je ne crois pas que l'Italie, dans la partie où je veux aller, soit habitable avant ce temps.
Ma demeure est à mi-côte, en plein midi, au-dessus d'une vallée tapissée de vert, mais d'un vert inconnu à vous autres mondains, qui croyez être à la campagne auprès des grandes villes. J'ai en face une hauteur qu'on appellerait chez vous montagne, toute couverte de bois, et ces bois sont pleins de loups dont je reçois chaque matin les visites dans ma cour, comme M. de Champcenetz recevait ses créanciers7. Plus loin je vois dans les grandes Alpes l'hiver au-dessus du printemps, à droite d'autres montagnes entrecoupées de vallons, à gauche le lac et la ville, et puis encore des montagnes ceintes de feuillage et couronnées de neige. Ce sont là ces tableaux qu'on vient voir de si loin, mais auxquels nous autres Suisses nous ne faisons non plus d'attention qu'un mari aux traits de sa femme après quinze jours de ménage.
Quant à ma vie, j'en fais trois parts  l'une pour manger et dormir, l'autre pour le bain et la promenade, la troisième pour mes vieilles études dont j'ai apporté d'amples matériaux. Le jardinier et sa femme qui me servent n'entendent pas un mot de français. Ainsi j'observe exactement le silence de Pythagore et à peu près son régime. Je ne vais jamais à la ville où je ne connais personne et où je ne suis connu que des femmes par une aventure assez drôle.
une aventure assez drôle. Je me baigne tous les jours dans le lac, et le plus souvent dans un droit qui est un port pour les bateaux. Dimanche dernier au soleil couchant, je m'étais déshabillé pour me jeter à l'eau. Les eaux de ces lacs, par parenthèse, sont toujours très-froides, et le baptême n'en est que plus salutaire. Mais on n'en use point ici, et je crois même qu'il n'y a personne dans tout le pays qui sache nager. Moi qui n'ai point d'autre plaisir, je m'en donne du matin au soir, et je m'en trouve très bien. J'avais donc défait ma toilette. Un bouquet d'arbres, une espèce de lisière de taillis le long du rivage, m'empêcha de voir quelques barques qui venaient côte à côte prendre terre où j'étais, et qui survenant tout à coup, me mirent au milieu de vingt femmes dans le costume d'Adam avant le péché. Ce fut, je vous assure, une scène, non pas une scène muette, mais des cris, des éclats de rire  je n'ouïs jamais rien de pareil. Les échos s'en mêlant redoublèrent le vacarme. Ces dames se sauvèrent où elles purent, et moi je m'enfuis sous les ondes, comme les grenouilles de La Fontaine. Je fus prier les Nymphes de me cacher dans leurs grottes profondes, mais en vain. Il me fallut bientôt remettre le nez hors de l'eau. Bref, les Lucernoises me connaissent et c'est peut-être ce qui m'empêche de leur faire ma cour.
Je corrige un Plutarque qu'on imprime à Paris. C'est un plaisant historien, et bien peu connu de ceux qui ne le lisent pas en sa langue. Son mérite est tout dans le style. Il se moque des faits et n'en prend que ce qui lui plaît, n'ayant souci que de paraître habile écrivain. Il ferait gagner à Pompée la bataille de Pharsale, si cela pouvait arrondir tant soit peu sa phrase. Il a raison. Toutes ces sottises qu'on appelle histoire ne peuvent valoir quelque chose qu'avec les ornements du goût.
Voilà, Monsieur et Madame, comme se passe mon temps, fort doucement, je vous assure, mais avec une rapidité qui m'effraierait, si j'y songeais. Je ne fais pas cette folie. Je ne songe qu'à vivre pour vous revoir un jour, et je m'y prends, ce me semble, assez bien. Ce qui rend mes heures si rapides, c'est que je ne suis guère oisif. Je puis dire comme Caton : Je ne fus jamais si occupé que depuis que je n'ai plus rien à faire. Enfin, si j'avais de vos nouvelles, je ne désirerais plus rien, et il y aurait au monde un homme content de son sort. Écrivez-moi donc bientôt.
Parlez-moi de ce bouton de rose que vous élevez sous le nom d'Hélène. Vous êtes là en vérité une trinité fort aimable et bien mieux arrangée que l'autre. Vous êtes aussi consubstantiels et indivisibles. Chacun de vous, est nécessaire à l'existence de tous trois. Agréez, je vous en supplie, l'assurance très sincère de mon respect et de mon attachement.


[1] Sautelet précise « A M. et Mme Thomassin, à Strasbourg. »  Note1
[2]Le couple Thomassin résidait dans la Robertsau, quartier nord de Strasbourg.  Note2
[3] Né à Bâle le 23 août 1741, Guillaume Haas est un graveur et fondeur de caractères d’imprimerie, imprimeur de cartes. Il fut également inspecteur-général de l’artillerie helvétienne et directeur de l’école général de l’artillerie jusqu’au jour de sa mort, 8 juin 1800. Son fils Guillaume, connu sous le nom de Guillaume Haas fils, lui succéda à la tête de son entreprise.  Note3
[4] Nicolas Levrault était imprimeur officiel de la Grande armée. Ainsi, le décret impérial régissant la Comédie Française, signé par Napoléon à Moscou, est imprimé sur les presses de la maison Levrault. L’imprimeur disparaît quelques semaines plus tard avec son matériel, dans la Bérézina. Il était le propriétaire de ce qui deviendra les éditions Berger-Levrault. Après la perte de l’Alsace en 1871, la maison Levrault, qui avait son siège depuis sa fondation en 1676 à Strasbourg, s’établit à Nancy.  Note4
[5] Dans son journal, Courier note qu’il a fait le voyage de Zurich à Lucerne avec un jeune négociant de Sedan du nom de Roger.  Note5
[6] Ce fut le 25 juillet.  Note6
[7] La tradition rapporte que Louis René Quentin de Richebourg de Champcenetz (1760-1794) recevait ses créanciers… à coups de fusil. Homme de plume, il s’attaqua à la Révolution. Mal lui en prit : il fut guillotiné le 23 juillet 1794, cinq jours avant Robespierre.  Note7

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