Paul-Louis Courier

Epistológrafo, libelista, helenista
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prec A Sigismond Viollet-le-Duc A la princesse de Salm-Dyck De Sigismond Viollet-le-Duc Suiv

Saint-Prix, 25 juillet 1813.


Madame,
bigottini Émilie Jeanne Marie Antoinette Bigottini
(1784-1858)
par Louis Lafitte 



J e ne voulais point vous écrire ; je voulais vous aller voir, vous et M. le comte. Je me promettais de faire avec lui plus d’une partie de chasse et d’échecs. Ne devions-nous pas aller aux eaux d’Aix-la-Chapelle ? J’ai cru de bonne foi jusqu’à présent que tous ces projets s’exécuteraient, mais je vois qu’il y faut renoncer, et que mes amis qui me défiaient de quitter Paris me connaissent assez bien. Vous savez comme on s’habitue en ce pays-ci, et comme aisément on y prend racine, et comme on finit par ne plus pouvoir vivre ailleurs. Assurément, il vous souvient des querelles que je vous faisais là-dessus. Vous en voilà quitte, Madame. Je commence à comprendre enfin que Paris ait pour vous quelque attrait, de la façon surtout dont vous y pouvez être, puisque moi, chétif, qui n’ai pas autant de raisons de m’y plaire, je ne puis m’en arracher, non pas même pour vous aller voir. Je suis à la campagne pourtant depuis quinze jours sans m’ennuyer, mais de ma chambre je vois Paris, et j’y vais de mon pied, chaque fois que la fantaisie m’en prend. Faites-en autant, je vous prie, de votre château. Essayez avec vos carrosses de partir à la minute même où ce caprice vous viendra. Je m’attends que dans votre première lettre vous reconnaîtrez ingénument les avantages que nous autres hères avons sur vous autres châtelains. Mon Dieu ! qu’on doit y être bien dans ce château et avec vous ; je me le figure à merveille, et je crois, Madame, sans vouloir vous dire une douceur, que j’y aurais bientôt oublié Paris et le reste du monde. Cela m’est arrivé quelquefois en bien moins bonne compagnie. Le difficile, c’est de bouger d’ici. Passé une fois la première poste, il n’y a plus pour moi de Paris, ou tout m’est Paris pour mieux dire. Si je vous contais les délices qui m’y retiennent à présent, vous seriez, je crois, bien surprise. Mais voilà ce que c’est. En paradis il n’y a qu’un plaisir pour tout le monde, celui de voir Dieu face à face ; ici chacun jouit à sa mode.
Vous me demandez ce que je fais, je travaille à mettre un peu d’ordre dans mes pauvres affaires. Quand je dis pauvres, ne croyez pas que je me plaigne de mon sort ; je sais combien de gens qui me valent sont plus pauvres encore que moi, et songeant à ce que possédaient mes amis Socrate et Phocion, j’ai honte de mon opulence. Enfin je mets ordre à mes affaires, et savez-vous pourquoi ? pour aller à Athènes. Riez-en si vous voulez. C’est un pèlerinage, un vœu dont je dois m’acquitter. Tout chrétien brûle du désir de voir une fois les Saints Lieux. Tout Grec, un peu païen comme moi, meurt content s’il a pu saluer la terre de Minerve et des Arts. J’en veux rapporter des reliques, soit la lanterne de Diogène, ou bien le miroir d’Aspasie.
Je vis l’autre jour le Tartare1 : nous causâmes fort de vous, madame. Il vous aime et révère. Mais que me conta-t-il ? on vient d’anoblir M. le comte votre mari. Cette bizarrerie nous divertit et nous fîmes les commentaires que vous pouvez imaginer. Mais il ne me dit pas ce que c’était. Etes-vous à cette heure, Madame, duchesse ou baronne ?
Je ne puis m’empêcher de vous redire ici à l’oreille une polissonnerie qu’il m’apprit. La Bigottini2 de l’opéra s’est mise en grand deuil pour Duroc qui lui laisse cent mille francs. Vous savez cela si vous avez de bons correspondants, mais voici ce que vous ne savez pas. En apprenant cette mort elle fut au désespoir, comme fidèle amante. Mais lorsqu’on lui eut dit il est une autre vie, elle se consola. Voilà l’histoire entière traduite du persan. Dieu veuille que cette gaudriole vous trouve disposée à rire. Mais fais-je bien de vous la conter ? car on ne m’a point chargé de vous mander cela. Ce qui est écrit est écrit.
Quand nous reviendrez-vous, Madame ? Tout au plus, je m’imagine, à la fin de novembre. Vous venez tard et partez tôt comme les tourterelles. Que ce style ne vous étonne pas. Je viens de lire l’Astrée, que je n’avais jamais lue ; cela m’ennuya d’abord, et puis j’y pris plaisir. C’est le rebours des autres lectures et de tout ce qui amuse. Vous éprouverez la même chose quelque jour dans votre château. Vous finirez par vous y plaire et ne plus penser à Paris. Alors il faudra bien que Paris vous aille voir. Ce qui nous y cloue, c’est qu’on sait que vous y viendrez.
Je suis avec respect, Madame, votre très humble et obéissant serviteur.


[1] Le Tartare désigne Louis Langlès. Il tenait ce surnom de la publication des trois tomes de son Dictionnaire tartare-mandchou-français, composé d'après un dictionnaire mandchou-chinois, par M. Amyot, missionnaire à Pékin, rédigé et publié avec des additions et l'alphabet de cette langue, chez Firmin-Didot, 1789-1790.  Note1
[2] Surnommée « La Malibran de la danse », élève de Louis Jacques Milon, Émilie Jeanne Marie Antoinette Bigottini (1784-1858) dansa dans son premier spectacle à l’Opéra de Paris le 20 novembre 1801 dans le rôle de l’Amour du ballet Psyché de Pierre Gardel. Elle donna le dernier en ce même lieu le 18 décembre 1823. A 19 ans, elle est aimée du prince Eugène de Beauharnais, fils de l’impératrice Joséphine ; celui-ci, marié à la princesse Augusta Amélie de Bavière le 14 janvier 1806, elle devient la maîtresse de Duroc dont elle a un fils et une fille. En 1814, elle danse seule devant les membres du Congrès de Vienne. Une rumeur colporte qu’elle aurait mis au monde, le 28 août 1816, un fils né des œuvres du duc de Berry.  Note2

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