Paul-Louis Courier

Cronista, panflettista, polemista
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prec A sa femme le 27 janvier 1816 A sa femme A sa femme de Tours Suiv

A Madame
Madame Courier
Rue des 4 Fils n°15
A Paris

Tours, dimanche matin 28 janvier 1816.

L Château de Beauvais à Saint-Étienne-de-Chigny (Indre-et-Loire) Château de Beauvais à Saint-Étienne-de-Chigny (Indre-et-Loire)
 
a chemise neuve que tu m’as dit avoir laissée est perdue. Pourquoi aussi me laisser ce linge ? Ne devais-tu pas tout emporter excepté les vieilles chemises qui m’auraient suffi ? Je verrai cependant si elle ne serait pas chez les Desnœuds1 à qui j’ai laissé quelque linge sale qu’ils me doivent faire blanchir.
J'ai passé hier la soirée chez Mad. de La Béraudière2. Il y avait une douzaine de femmes et quelques hommes, la plupart jeunes gens dont je serais le père. Cela ne m'a pas empêché de faire beaucoup de folies avec eux. Deux tables de boston3 et un colin-maillard dans leur salon que tu connais, outre M. Raimond et une petite fille de son âge; tu peux t'imaginer comme on était à l'aise. Colin-maillard l'a emporté. Le boston a été culbuté, deux carreaux cassés dans le vacarme. M. d'Autichamp4 en était, sans uniforme et sans aucune décoration. Il est vraiment aimable, tout uni et fort à la main. Enfin, nous étions là huit ou dix jeunes gens en train de nous divertir. Je suis sorti à minuit, personne ne songeait encore à s'en aller. Ils ont joué vingt sortes de petits jeux fort drôles qui la plupart m'étaient nouveaux. Cela n'était point ennuyeux comme sont d'ordinaire les petits jeux. Les jeunes personnes sont élevées on ne peut pas mieux, dans le ton à peu près des petites Labéraudière5. Celles-ci, ma foi, sont très-bien; d'une décence parfaite, sans nulle espèce de gêne. Point de politique, tout le monde en bottes, quel délice ! Ce qui m'a le plus amusé, c'est une histoire d'un bal donné ces jours passés. Il y a eu des gens invités qui n'ont pas voulu y venir, aimant mieux donner aux pauvres l'argent que cela leur eût coûté. C'est l'épigramme qu'ils ont faite et qui a porté coup. On la leur garde bonne. D'autres au contraire, s'attendaient à être invités, et ne l'ont point été ; ceux-là ne sont pas les plus contents. Selon eux, c'est un bal d'épurés. Tu entends ce que cela veut dire. D'autres invités y sont venus, et s'en sont allés parce qu'ils n'ont pas trouvé le bal assez épuré. Toute la capacité du gouverneur et des principaux magistrats a été employée à arranger ce bal qui définitivement n'a contenté personne. Si tu t'étais trouvée ici, aurais-tu été assez pure ? Tu es de race un peu suspecte. On t'eût admise à cause de moi, qui suis la pureté même ; car j'ai été pur dans un temps où tout était embrené. C'est une justice qu'on me rend, Madame de La Béraudière ne tarit point là-dessus. La conclusion que j'ai tirée de tout cela, c'est que, quand nous serons nichés dans nos bois, sur les bords du Cher, il faudra nous y tenir et n'avoir de liaisons, d'amis ni de connaissances qu'à Paris. Tu sais là-dessus mon système dans lequel je me confirme par tout ce que j'observe ici.
Tu ne m’as point laissé de mouchoirs ; je vais être obligé d’en acheter, ce qui ne me plaît point du tout, car je suis sûr d’être attrapé. J’ai demain une course à faire dont je me passerais bien. Je vais voir cette maison dont on nous avait parlé, appartenant à un Isengrin6, c’est je crois son nom. Je tacherai en même temps de renouer avec nos marchands de bois. Quelque besoin que nous ayons d’argent, je ne puis me résoudre à donner à moins de 4500F. J’ai rencontré hier Bénard9 qui me remit sur ce propos Je fais semblant de ne pas l’écouter et de ne penser qu’à la maison, mais demain je tâcherai de l’emmener à mon but et s’il m’offre 4500, je le prends au mot car après tout nous sommes sans le sou. Sinon ma foi nous attendrons. La Providence est grande.
On m’a conté hier une chose qui m’a frappé singulièrement. Un gendarme, ces jours passés, est mort dans les bras de sa maîtresse. Cela est arrivé dans cette même pépinière où nous allions quelquefois s’il t’en souvient. La pauvre fille toute effarée est venue en ville. Elle a conté le fait, on y est allé, on a trouvé l’homme tout chaud et bien mort. La chose n’est pas sans exemple.
Je vais demain à Larçai, j’en reviendrai le soir. Si après-demain mes marchands me payent, je pars le même jour pour Paris. Sinon, je vais encore à Luynes. Je ne puis partir que quand j’aurai de l’argent. J’aurai après-demain une lettre de toi. Je m’ennuie ici à mourir. Si j’y devais rester quelque temps, je trouverais moyen de m’occuper. Mais en l’air comme cela je ne puis rien entreprendre. Tu as sagement fait de ne pas aller chez les Le Duc. Encore une fois je te conseille de t’en tenir à ta mère. Garde-toi bien de jouer ; je te passerais plutôt de t’enivrer.


[1] La famille Desnœuds tenait une auberge à Tours.  Note1
[2] Le château de Beauvais situé sur la commune de Saint-Etienne-de-Chigny, non loin de la Filonnière, appartenait au comte Jacques Philippe de La Béraudière. C’était un monarchiste hostile à la Terreur blanche. Les arrestations de Luynes à l’origine de la Pétition aux deux Chambres le scandalisèrent.  Note2
[3] Boston : jeu de cartes, d'origine américaine, proche du whist, se jouant avec quatre personnes, cinquante-deux cartes et des paniers de fiches.  Note3
[4] La famille d’Autichamp était monarchiste. Le marquis Charles Marie Auguste Joseph de Beaumont d’Autichamp 1770-1859) servit avec les Vendéens, se rallia à Napoléon puis rejoignit la Restauration. Il eut deux fils, Marie Charles de Beaumont (1798-1873) et Achille de Beaumont (1800-1847).  Note4
[5] En réalité de La Béraudière. Courier n’était pas toujours attentif à l’orthographe des patronymes.En réalité de La Béraudière. Courier n’était pas toujours attentif à l’orthographe des patronymes.  Note5
[6] Courier pense à Ysengrin, le loup du Roman de Renart ; en fait, il s’agit d’Isambert, propriétaire de la Chavonnière.  Note6
[7] Un marchand de bois.  Note7

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