Paul-Louis Courier

Cronista, panflettista, polemista
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prec A sa femme de Tours le 30 janvier 1816 A sa femme A sa femme de Luynes le 3 février 1816 Suiv

A Madame
Madame Courier
Rue des 4 Fils n°15
A Paris

Tours, Ier février jeudi matin 1816.

J forêt_de_Larçay forêt_de_Larçay
 
'espère qu'enfin tu auras reçu de mes lettres. Je t'ai écrit il y a eu hier huit jours, c'est-à-dire mercredi, et je vois que le dimanche d'après tu n'avais encore rien reçu. Cela est étrange. Mais tu t'es trop désolée ; tu devrais être accoutumée aux sottises de la poste. Tu avais raison de m'attendre, j'étais à tout moment sur le point de partir et c'est ce qui m'empêchait de t'écrire. Ce qui me cloue ici c’est le mal qu’on appelle faute d’argent1 en langage de Rabelais. Sans cela je serais déjà parti. Je fais des courses qui me crèvent. J’allai hier plus loin que Larçai (sic) de l’autre côté de nos bois, voir une maison que Bénard2 nous a trouvée et qui nous convient à merveille quoi que ce soit une baraque, ou plutôt par la raison même que c’est une baraque. Il n’y aurait presque que les frais de contrat à débourser, à cause d’une vente viagère. C’est une affaire comme Préseaux mais plus claire. Cependant je ne veux pas me presser de peur de faire quelque sottise. Du reste la maison touche presque nos bois. J’y retourne demain pour mes impositions et je reverrai le propriétaire qui est intéressé à vendre, aussi bien que les créanciers pour esquiver les griffes de Messieurs de la justice. Je crois que c’est un bon coup à faire. Bénard me blâme de balancer, mais j’aime mieux manquer une bonne affaire que de m’exposer à en faire une mauvaise. Je ne me fie que de la bonne sorte aux empressements de Bénard. C’est un homme à toutes mains mais qui nous peut être utile et qui se montre affectionné à notre service, comme disent les Princes. C’est lui qui m’a fait acheter Larçai3, et certes je ne pouvais jamais faire une meilleure affaire. Ceux qui disent le contraire sont des gens qui en enragent. Bénard m’a fait voir cette forêt mieux que je ne l’avais encore vue ; il est le seul qui la connaisse ; c’est une chose admirable et un revenu qui ne peut manquer qu’à la fin du monde. J’ai vu des taillis de six ans qu’on pourrait couper à présent, et lorsque nous aurons une maison auprès… Basta. Tranquillise-toi, nous sommes un peu gênés maintenant par ta faute pour avoir donné ces 2500F, mais nous serons bientôt à notre aise. Un Monsieur vient d’acheter ici un bien de 200 000F qui ne produit pas 5000F ; pareille chose se voit tous les jours et nous sommes bien heureux. Je t’écris dans ma glacière ; mes doigts sont gelés. Je vais me chauffer à la cuisine et déjeuner de pain. J’irai voir à la poste s’il n’y a rien de toi, ou même j’irai à la poste avant de déjeuner.
Voilà ta lettre du 30. Comment peux-tu te fâcher que je te parle du paiement fait mal à propos des 2500F. Je sais fort bien que tu étais fort excusable, mais cela n’empêche pas que je n’enrage. Je viens de chez Bidaut qui m’a dit d’abord que j’allais toucher les 3600F de Paris. C’est lui Bidaut qui me paye, ainsi cela paraît sûr. Les 5000F des marchands de bois ne peuvent guère nous manquer non plus. Je garderai là-dessus 2600F et le reste sera pour la caisse du Domaine ; il me faudra laisser ici de quoi payer les impositions de Larçai qui ne seront pas petites. Enfin je regrette toujours notre pauvre argent de Gouin. Tu sais que quand je fais des fautes, ce qui m’arrive très souvent, je m’emporte contre moi-même. Je prierais volontiers un passant de m’appliquer quelques coups de fouet. Ne trouve donc pas mauvais que je te lave la tête pour cette affaire-ci dans laquelle tu as agi un peu à l’étourdie. Car il était tout simple d’attendre mon retour qui ne pouvait tarder.
Tes lettres me font toujours un plaisir infini. Leur miel dans tous mes sens fait couler à longs traits Une suavité qu'on ne goûta jamais. C'est du Tartuffe4.
Je suis bien aise que tu n'aies pas été chez les Charpentier ; pour que nous pussions former quelque liaison avec eux il faudrait qu'ils fussent bonnes gens, et rien n'est si rare. Tous tes détails sont bien aimables et valent de l'or pour moi. Les Labéraudière (sic) ne sont pour rien dans l'usurpation dont je t'ai parlé. Leur gentilhommerie à part, ce sont des gens fort estimables et d’une rigoureuse probité. Encore sont-ils sur leur noblesse plus supportables que les autres.
Je voudrais être auprès de toi pour te faire travailler ; tu auras de la peine à t'y remettre, mais il faut tenir bon ; c'est l'affaire de quelques jours. Je te prêcherai d'exemple. Tu ne m'as pas encore vu travailler tout de bon. Je veux finir mon Âne tout d'une traite. Ta santé me tourmente, je vois qu’elle n’est point bonne. Je compte sur la campagne pour rétablir tout cela. Sois tranquille pour l’avenir ; nous tirerons cette année le diable par la queue, mais on sait bien pourquoi. D’ailleurs nous ne ferons point de dettes. Pourquoi ta mère ne te paye-t-elle pas d’abord tout ce qu’elle te doit. Nous ne pouvons nous en passer ; il ne faut pas qu’elle s’accoutume à retarder ses paiements, cela nous jetterait dans plus grand embarras. C’est à toi à lui faire sentir tout cela.
J’ai ton flacon, plus une clef de secrétaire que tu avais oubliée, plus une pièce de 20F laissée dans un tiroir. Avoue que c’est là de l’étourderie.
Je gèle et cependant je continue à t'écrire. Il y a ici beaucoup de gens fort mécontents que j'aie osé acheter cette forêt ; ce sont les gros du pays et Bidaut à la tête. Il m'avait dit d'abord avant l'acquisition : cela ne convient qu'aux gens riches de ce pays-ci. Un M. de Rodes a eu là-dessus une querelle avec sa femme ; c'est l'histoire de M. et de Mad. de Sottenville. Sa femme lui disait : comment avez-vous pu ne pas acheter cela ? Il s'est justifié de son mieux ; il dit que c'était trop cher. Moi je trouve qu'il aurait bien pu, lui ou quelqu’autre Sottenville, faire un petit sacrifice pour empêcher que cette forêt ne tombât en roture. Quel scandale, en effet, n'est-ce pas, qu'un si beau bien soit dans les mains de gens qui ne sont ni maires, ni préfets, ni généraux, ni marquis, ni négociants ! cela crie vengeance.
Je ne céderais pas mon marché pour 160 000F. Bénard m’a fait voir clair que si je voulais couper tout ce qui est coupable, je paierais mon acquisition sans bourse délier. Il paraît que j’ai fort bien fait de ne pas vendre ma coupe de cette année, il était trop tard. Ce M. de Rodes a acheté d’un particulier 100 arpents de mauvais bois qui ne produisent pas 1200F et qu’il a payé 45 000F. J’en ai une pièce de 60 arpents à Luynes, bien inférieure à ceux de Larçai et que je ne donnerais pas à moins de 45 000F. juge par là ce que valent les 500 arpents de Larçai. Je te conte tout cela pour que tu prennes patience, assurée que dans peu nous serons gros et puissants seigneurs. Il faut payer et c’est la chose la plus aisée du monde puisque nous avons du temps et des fonds immanquables ; mais il faut payer sans couper et nous faire un revenu sûr. Tout cela sera exécuté d’ici à un an.


[1] Cet adage ancien est repris à son compte par Panurge. Voir Pantagruel, début du chapitre 16.  Note1
[2] Marchand de bois.  Note2
[3] C’est-à-dire la forêt de Larçay.  Note3
[4] Acte IV, scène 5.  Note4

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